La Famille Bélier (Éric Lartigau, 2014)
Dans la famille Bélier, tout le monde est sourd sauf Paula, 16 ans. Elle est une interprète indispensable à ses parents au quotidien, notamment pour l’exploitation de la ferme familiale. Un jour, poussée par son professeur de musique qui lui a découvert un don pour le chant, elle décide de préparer le concours de Radio France. Un choix de vie qui signifierait pour elle l’éloignement de sa famille et un passage inévitable à l’âge adulte. (Source : AlloCiné)
Pays de production: France, Belgique
Présentation du/des personnage(s) déficient(s)
La famille Bélier au complet, excepté Paula, est malentendante : Rodolphe (le père), Gigi (la mère) et Quentin (le fils/le petit frère de Paula). Tous les trois utilisent la Langue des Signes pour communiquer, et n’utilisent pas d’appareils auditifs, ce qui les isole du reste du monde. Ils sont également dépendants de Paula comme interprète, cette dernière étant l'intermédiaire entre sa famille et le reste du monde. Il y a également un malentendant, Rossigneux, ami de la famille qui peut s’exprimer oralement ainsi qu’en Langue des Signes.
Regard porté sur la déficience
La Famille Bélier présente plusieurs facettes de la réalité et des difficultés rencontrées par les personnes malentendantes en ayant principalement recours à l’humour, à la frustration et à la tendresse. En effet, Rodolphe et Gigi sont présentés comme étant totalement dépendants de leur fille, Paula, seule entendante de la famille, pour faire le pont entre cette dernière et le reste de la société. Lorsque Paula a l’opportunité de passer un concours de chant qui l’emmènerait à Paris, le désespoir s’abat sur ses parents qui, habitués à l’aide précieuse de leur fille, prennent sa décision comme une trahison et s’inquiètent de leur avenir sans elle. Ces évènements mettent d’ailleurs en lumière un tabou surprenant et complexe sur la perception des entendants par les malentendants : Gigi avoue à sa fille qu’elle était triste d’apprendre que Paula était entendante à la naissance. Cette scène touchante renverse les stéréotypes associés à la déficience : alors que des entendants pourraient se lamenter d’avoir une enfant malentendante, les malentendants peuvent également se lamenter d’avoir une enfant entendante. Paula, blessée, questionne alors sa mère car elle n’a « pas [eu] la chance d’être sourde ».
Le film est d’ailleurs structuré de manière à créer un rapport entre Paula et sa famille, et le public entendant : alors que les propos de la famille Bélier sont constamment sous-titrés, Paula parle en même temps qu’elle signe. Ce choix de mise en scène cherche à rendre la Langue des Signes plus accessible : elle n’est plus forcément réservée aux personnes malentendantes. Les techniques audiovisuelles adoptées par le film tentent ainsi de sensibiliser le public à leur vécu sensoriel respectifs.
Un tel choix pourrait cependant être critiqué en ce qu'il se fait au détriment des personnes malentendantes. En effet, le film est perpétuellement conscient de la "présence" d’un public entendant et, en essayant de rendre le "monde des sourds" accessible, crée potentiellement une dichotomie entre les sourds et les entendants. Dans CODA (le remake américain, sorti en 2021), Ruby (le personnage de Paula) traduit parfois à voix haute lorsqu’elle est avec sa famille, mais la plupart du temps elle utilise la Langue des Signes Américaine (ASL) ainsi que des expressions faciales marquées, qui sont aussi importantes dans la communication entre les personnes sourdes. Dans le film français, Paula parle toujours à voix haute en même temps qu’elle signe lorsqu’elle parle avec ses parents, bien qu’ils soient seuls et qu’elle puisse tout à fait communiquer avec eux sans verbaliser. La Famille Bélier semble donc être avant tout pensé pour un public entendant. Dans la même scène ré-imaginée dans CODA, Ruby, ne formule qu’une seule réplique, sarcastique, à voix haute, communiquant principalement avec ses parents en langue des signes. CODA fait donc preuve selon nous d’une représentation plus fidèle d’une famille sourde dont un des enfants est entendant mais a grandit dans les deux mondes.
Nous sommes aussi confrontés à des problématiques qui touchent directement la communauté malentendante, notamment avec le lancement de la campagne de Rodolphe qui souhaite se présenter aux élections municipales de sa commune. Le maire en poste se conduit de manière caricaturale, ne connaissant rien aux besoins spécifiques des personnes malentendantes : lorsqu’il rend visite aux Bélier, il parle tout d’abord très fort – ne sachant pas qu’ils n’entendent pas du tout – et leur lance des phrases qui soulignent sa méconnaissance de tout ce qui touche à la déficience, comme « on va mettre le paquet sur les handicapés. » Rossigneux, malentendant lui aussi et naïf, se laisse prendre par les propos du maire et est décrié par les Bélier qui lui disent sur un ton de reproche « c’est toi qui nous fait passer pour des handicapés. » Cette dernière remarque révèle de manière relativement subtile les tensions qui peuvent exister au sein même de la communauté malentendante – comme dans toute autre communauté.
Lorsque certaines personnes questionnent la candidature de Rodolphe, ce dernier leur répond « ce n’est pas un handicap d’être sourd, c’est une identité. » Apprenant sa candidature, le maire s’insurge : « ils vont voter pour un sourd ? » ce à quoi Paula répond « ils ont bien voté pour un con ! » Rodolphe compare d’ailleurs la surdité à n’importe quelle autre caractéristique physique qui pourrait se révéler être un "obstacle", et notamment à la couleur de peau de l’ancien Président américain Barack Obama : « C’était pas un handicap pour devenir Président ? ». Rodolphe met constamment la surdité sur le même plan que d’autres attributs physiques ou mentaux, se refusant à la présenter comme le signe d’un "manque". En effectuant ce parallèle, le film véhicule l'idée que l’isolement social des Béliers est le résultat des lacunes de la société, et non d’une "faute" de leur part.
Le film se focalise principalement sur le trajectoire de Paula, seul personnage entendant de la famille, et la famille de Paula est parfois représentée comme un obstacle dans l’accomplissement de ses rêves, bien que la représentation des personnages soit plus nuancée. Ils sont présentés comme étant "trop protecteurs" et "trop dépendants" de Paula. Plutôt que de critiquer l’inaccessibilité des services à un public malentendant, le film créé parfois des scénarios gênants, comme lorsque Paula est obligée de traduire pour un gynécologue et que la conversation sur le terrain de la vie sexuelle de ses parents. Pendant la scène, les parents de Paula signent de manière tout à fait libre, ils jurent et se comportent comme si le médecin n’était pas là, et ne semblent pas prendre en considération l’inconfort de Paula d’être dans une telle position. Les parents sont alors représentés comme une source d'embarras pour Paula, en ce qu'ils apparaissent comme étant socialement inadaptés et égoïstes, et ce à des fins humoristiques. Cette scène véhicule l'idée qu’il est difficile d’être l’enfant entendant de parents sourds, et crée ainsi une distance entre le public et les personnes sourdes. Une approche plus juste du vécu des personnages déficients mettrait peut être en évidence les défaillances et l’inaccessibilité du système de santé (et du système administratif en général) en France pour les personnes sourdes dans cette scène.
Même si le film présente certains des obstacles auxquels est confrontée la famille Bélier, une seule scène essaie de reproduire la perception du monde telle qu’en fait l’expérience une personne atteinte de surdité ; celle-ci a lieu lors du spectacle de fin d’année de Paula. Incapables d’entendre quoi que ce soit, les Bélier sont clairement distraits pendant le concert, mais lorsque leur fille monte sur scène pour chanter en duo, le film devient silencieux, ce qui projette les spectateurs dans l’univers sensoriel des Bélier : ils voient les gens s’émouvoir au son de la voix de Paula mais n’entendent rien. À la suite de ce spectacle, Rodolphe propose à sa fille de la sentir chanter en mettant sa main sur sa gorge, utilisant ainsi un autre sens que l’ouïe : le toucher. Ce moment, fort émouvant, semble enfin le décider à soutenir Paula dans ses ambitions professionnelles. Ce moment offre un aperçu - trop rare - du vécu corporel/sensoriel d’un personnage sourd et sous-entend la capacité du corps à s’adapter en développant d'autres sens.
Une autre scène située à la fin du film nous paraît également marquante. Elle nous montre Paula au concours de chant, devant le jury et ses parents. Ayant choisi la chanson « Je vole » de Michel Sardou qui décrit le départ d’un enfant de chez ses parents, Paula se met à signer les paroles de la chanson afin que ses parents, incapables d’entendre sa voix, puissent la comprendre. À l’instar de son dernier passage sur scène, lors du récital de l’école où la famille était déconnectée et distraite, les Bélier sont ici visiblement très émus : ils ne l’entendent pas, mais se sentent enfin liés à elle, même à travers le chant, inclus dans ce nouveau monde qu’elle a choisi et qui leur semblait impénétrable. Leur amour s’exprime d’ailleurs en compensant l’absence de mots par le langage du corps qui se révèle être tout aussi important.