De Rouille et d'Os (Jacques Audiard, 2012)
Ali se retrouve soudain en charge de Sam, son fils de 5 ans qu'il connaît à peine. Sans argent et sans amis, il quitte le nord de la France pour se réfugier chez sa sœur, à Antibes. Ali trouve un emploi d’agent de sécurité dans une boîte de nuit locale. Là, il rencontre Stéphanie, une femme belle et sûre d'elle. Stéphanie est dresseuse d'orques au Marineland local. Lors d’un spectacle, une des orques s’écrase sur elle et lui brise les jambes. Elle se réveille à l’hôpital, ses jambes amputées aux genoux. Elle ne peut plus exercer son métier et se retrouve en difficulté financière, sombrant dans la dépression. Un jour, Ali reçoit un coup de téléphone inattendu de Stéphanie.
Pays de production: France, Belgique
Présentation du/des personnage(s) déficient(s)
Stéphanie, une femme séduisante dans la trentaine, est dresseuse d’orques. Suite à son accident et sa double amputation, elle se déplace en fauteuil roulant mais avec difficulté. Avec le temps, elle réapprend à marcher avec l’aide d’une canne, puis avec des prothèses qu’elle peut enlever à sa guise.
Regard porté sur la déficience
Le film cherche à offrir au public une meilleure compréhension de la vie quotidienne du point de vue de Stéphanie, avant et après son accident. Le film cherche ainsi à montrer la manière dont la vie d’une personne peut être bouleversée suite à la perte d’un membre et le cheminement psychologique autant que physique qui doit être le sien afin de s’adapter à son nouveau corps. Le choix du réalisme dans la représentation du processus d’adaptation à la déficience, qui n’est ni défaitiste, ni compensatoire, permet au public d'aborder la paraplégie / l'amputation des jambes comme une autre condition de l’être, et non pas comme la marque d’un "manque" ou d’une "infériorité" par rapport aux personnes sans déficiences. Peu de temps après avoir quitté l’hôpital, Stéphanie reprend sa routine, devant s’occuper d’elle-même et se déplacer dans un environnement qui lui est familier dans un corps qui, lui, ne l’est plus. Elle est amputée des deux jambes au niveau du genou, membres qu’une personne non déficiente perçoit comme étant le principal mode de locomotion. Le film remet en question cette perception capacitiste du corps, dévoilant la manière dont Stéphanie réapprend à se déplacer sans ses jambes, en rampant par terre, par exemple. Dans une scène se déroulant à mi-récit, Stéphanie débarrasse la table, étant capable de porter plusieurs assiettes toute seule, tout comme faire le ménage sans l’aide de prothèses. Bien que le film reconnaisse les difficultés pratiques de se déplacer sans jambes ni prothèses dans une société conçue pour les personnes sans déficiences (comme lorsque Stéphanie doit gravir des escaliers, ou bien lorsqu’il n’y a pas de chemin menant du sable jusqu’à l’eau à la plage et qu’Ali doit la porter sur son dos), il met également en lumière ce que Stéphanie est capable d’accomplir, et normalise ainsi cette forme de déplacement à l’écran.
Peu après l’accident, Stéphanie demande à Ali pourquoi il se bat, ce à quoi il répond, « c’est comme toi avec tes poissons ». Semblant sombrer dans la dépression, elle répond, « t’as vu comment ça s’est terminé ». Ali réussit à la faire sourire, disant « oh la-la, arrête ton char » ne la prenant pas au sérieux et la critiquant pour son défaitisme tout en l’invitant à nager avec lui. Il lui demande « elle est où ta poussette ?» en se référant à son fauteuil roulant. Une telle attitude montre qu’Ali traite Stéphanie comme son égal, et non pas avec pitié ou condescendance, tout en prenant en compte ses différences corporelles et de motricité par rapport à lui.
La dichotomie entre l’"avant" et l’"après" de la paraplégie constitue le coeur du récit et sert à sensibiliser le public à la déficience du personnage, puisque le film offre un aperçu intime sur la façon dont Stéphanie “apprivoise” un nouveau corps ainsi qu’un nouveau style de vie. Cette dichotomie semble d’ailleurs résorbée à la fin du film, lorsque Stéphanie réintègre son emploi en tant que dresseuse d’orques au Marineland. Le film sensibilise le public à l'habileté physique, au dynamisme et à la précision que requièrent cet emploi à travers plusieurs scènes dans lesquelles Stéphanie pratique les mouvements pour diriger les orques après son accident. Dans une de ces scènes, Stéphanie est dans son fauteuil sur son balcon et la caméra effectue un gros plan sur la partie supérieure de son corps, afin que le public puisse observer la précision et la fluidité de ses mouvements, ces derniers opérant telle une forme de communication non-verbale. La musique du spectacle du Marineland se fait alors entendre à l’arrière-plan, devenant de plus en plus forte et symbolisant l’assurance croissante de Stéphanie.
Le film se veut également réaliste dans sa mise en scène de l’adaptation progressive du personnage de Stéphanie à sa nouvelle réalité corporelle. Ceci est particulièrement visible dans deux scènes du film, l’une au début et l’autre vers la fin. Dans la première scène, Stéphanie, qui aimait aller en boite de nuit avant son accident, danse dans sa chaise roulante, la manipulant sans effort apparent pour que celle-ci oscille et suive les mouvements de sa tête, de ses bras et de son torse. La paraplégie n’est donc pas représentée ici comme une limitation de la mobilité du personnage. Dans la deuxième scène, Stéphanie se fait tatouée les mots "DROITE" et "GAUCHE" sur chaque cuisse. Ces deux scènes viennent souligner l’autonomie et l’autodétermination de Stéphanie par rapport à son corps, tant en termes de mouvement et de déplacement que d’esthétique. Vers la fin du film, Stéphanie parvient aussi à nager sans effort dans la mer ; ainsi, le film ne caractérise pas la perte de membres comme étant synonyme d’empêchement, et la fin renforce ce propos lorsque Stéphanie recommence à entrainer les orques.
La représentation de la déficience dans De rouille et d’os est équilibrée, les inconvénients de la paraplégie étant retranscrits du point de vue de Stéphanie. La déficience est donc perçue comme un ensemble de caractéristiques propres à l’individu, et le film ne fait pas l’impasse sur les aspects plus difficiles ou stigmatisants de la paraplégie. Dans une scène située au début du film, Ali trouve Stéphanie par terre chez elle, ne pouvant pas aller à la salle de bains toute seule. Elle lui dit, « J’veux pas qu’on m’voit comme ça », indiquant sa difficulté initiale face aux nouveaux défis que constitue sa paraplégie, tant sur le plan physique que psychologique.
Le film souligne aussi l’importance des prothèses pour que les personnes paraplégiques puissent accéder aux services et s’intégrer dans la société au même titre que les personnes sans déficiences. Nous sommes sensibilisés à cela lorsque Stéphanie peut se déplacer toute seule à l’aide de prothèses sur la plage, alors qu’elle ne pouvait pas le faire en fauteuil roulant plus tôt dans le film. En cela, le film ne représente pas le corps de Stéphanie sous un angle normatif, soulignant plutôt la faillibilité des infrastructures inadaptées pour les personnes à mobilité réduite, et non l’inadaptation du personnage. La familiarisation et l’adaptation progressives de Stéphanie à ses prothèses est également représentée de manière réaliste. Afin de s’habituer à ce nouveau mode de locomotion, Stéphanie marche à l’aide d’une canne, et le film cherche à retranscrire son vécu physique en montrant la difficulté qu’elle a la première fois, étant habituée à se déplacer exclusivement avec ses bras, et devant à présent se balancer sur ses jambes et son bassin. Le peu de dialogues, jumelé avec des gros plan soulignant les mouvements du corps de Stéphanie, permettent aussi une meilleure retranscription du vécu du personnage. Plus tard, lors d’une scène de sexe entre Stéphanie et Ali, les prothèses de Stéphanie sont cadrées de sorte que nous puissions voir comment elle les manipule, et souligne l’importance de l’adaptation précise au corps du paraplégique. Stéphanie enlève ses prothèses et nous voyons que ce sont des jambes mécaniques avec des articulations semblables à celle des os du squelette.
De manière plus générale, l’intérêt porté aux processus de fabrication et d’adaptation des prothèses souligne l’importance d’une approche spécifique - c’est à dire au cas-par-cas - de la déficience de l’individu concerné. Le film dévoile le processus long, complexe, et minutieux de la fabrication sur mesure de prothèses. De plus, le langage lié à la création ainsi qu’à l’adaptation des prothèses est rendu accessible à Stéphanie ainsi qu’au public, comme l’atteste cette citation : « Il faut fabriquer deux prothèses pour te faire marcher. Une fois que les emboitures seront fabriquées on verra ce qu’on mettra en dessous, sois des genoux hydrauliques, pneumatiques, ou électroniques. […] Elles sont flexibles mais ne bougent pas ».
Le film représente Ali et Stéphanie comme étant sur un pied d’égalité, leur relation n’étant jamais basée sur la dépendance. L’accent est davantage mis sur leur interdépendance. En effet, leurs caractères respectifs sont opposés mais se complètent : Ali est plus introverti et décontracté, tandis que Stéphanie est plus extravertie, exprimant ses opinions et ses désirs de manière directe. Ils partagent cependant la nécessité de s’exprimer à travers leur corps : Ali utilise la boxe comme exutoire afin de se purger de ses émotions négatives, et la carrière de Stéphanie est entièrement définie par la maitrise de son corps. Un élément scénaristique illustrant cette relation d’interdépendance sont les matchs de boxe qu’Ali et Stéphanie organisent afin de gagner de l’argent. Ali pratique la boxe et se bat, tandis que Stéphanie organise les matchs, place les paris et encaisse l’argent. Fidèles à leurs personnalités respectives, Stéphanie négocie et se charge de l’organisation, mettant en valeur son intellect, son sens des affaires, sa confiance et son intrépidité, tandis que les aptitudes physiques d’Ali sont soulignées par le cadrage.
Nous avons précédemment mentionné l’importance accordée par le film à la mise en place de soins adaptés à la paraplégie ainsi que la représentation réaliste de l’adaptation progressive de Stéphanie face à sa déficience. Bien que le film mette en lumière les possibilités qu’offrent les nouvelles technologies pour les personnes paraplégiques, il critique également implicitement la complexité et l’archaïsme du système de sécurité sociale en France, surtout lorsque Stéphanie à peine à couvrir les frais de soins liés à son séjour à l’hôpital.