À l'aveugle (Xavier Palud, 2012)
Le Commandant Lassalle enquête sur plusieurs meurtres ayant eu lieu en peu de temps. Sur la dernière scène de crime, aucune trace d’effraction, aucun témoin. Il semblerait que le suspect le plus probable soit un certain Gabriel Marvik, accordeur de piano de toutes les victimes, cependant celui-ci est aveugle. Malgré tout persuadé que ça ne peut être que Marvik, Lasalle va tout faire pour trouver les preuves nécessaires. Un duel s’engage alors entre les deux hommes (Wikipédia).
Pays de production: France
Présentation du/des personnage(s) déficient(s)
‘Gabriel Marvik’, dont le vrai nom est André, ancien militaire qui a perdu la vue lors de son déploiement en Afghanistan. Marvik a repris l’identité d’un orphelin décédé afin de conserver l’anonymat. Il est accordeur de piano, son ouïe développée lui permettant d’exercer un emploi lié à sa passion. Marvik œuvre aussi clandestinement pour les Forces Armées comme tueur à gages.
Regard porté sur la déficience
Le duel entre Lassalle et Marvik au cœur du film positionne clairement Marvik comme l’égal de Lassalle, et le film sensibilise le public aux capacités auditives, de mémorisation, et de manipulation de Marvik, ce qui a pour effet de le représenter comme un adversaire digne et ingénieux. Marvik et Lassalle ont de nombreuses conversations pleines de sous-entendus, Lassalle sachant que Marvik est l’assassin et Marvik sachant que Lassalle ne peut pas prouver sa culpabilité. Le meurtre au centre de l’intrigue est « parfait », Marvik n’ayant laissé aucune preuve matérielle, et ce ‘malgré’ sa cécité, ce qui le présente d’emblée comme un criminel particulièrement doué. De plus, le film appartenant au genre du « thriller », les motivations de Marvik ne sont révélées qu’à la fin. Au cours du film, Marvik assassine ses anciens frères d’armes car ils en savaient trop sur le trafic d’armes entre les Forces Armées Françaises et des terroristes en Afghanistan. Cependant, Marvik n’était pas conscient qu’il faisait partie d’une conspiration dont le but était de faire taire ses frères d’armes, car on lui avait dit que ses cibles étaient des terroristes. Le film perpétue une vision des aveugles comme étant tout aussi capables physiquement qu’intellectuellement d’exercer un travail à risque, et offre même une rare représentation d’un « héros » de film d’action ayant une déficience. Le film s’éloigne donc d’une représentation de la cécité où celle-ci serait perçue comme un empêchement ou une marque d’infériorité par rapport aux personnes non-déficientes.
Les capacités de Marvik en tant qu’assassin et espion talentueux sont d'ailleurs soulignées à plusieurs reprises. À l'aveugle s’ouvre sur une scène montrant Marvik en train d’assassiner une de ses cibles avec une corde à piano, suivie d’un plan sur la scène de crime et la victime démembrée. Les capacités physiques de Marvik sont ainsi clairement mises en avant, et sa capacité à éviter la détection atteste de son ingéniosité. Seul Lassalle le suspecte, suspicion basée sur son intuition plutôt que sur une preuve matérielle. Ironiquement, la suspicion de Lassalle – et de son assistante Éloïse – positionne le détective comme le seul adversaire digne de Marvik, car tous les autres détectives l’écartent immédiatement de la liste des suspects potentiels en raison de sa cécité, sursignifiant ainsi sa déficience. Sa capacité à se repérer en utilisant l’ouïe et l’odorat est également mise en avant, comme lorsqu’il déduit que Lassalle l’a emmené sur la scène du crime (Lassalle lui ayant caché ce fait) lorsqu’il sent l’odeur du sang. De plus, son emploi en tant qu’accordeur de piano est entièrement basé sur son ouïe et sa capacité à discerner des variations infimes entre les notes de musique. Il parvient aussi à identifier Lassalle à sa porte avant que celui-ci ne s’annonce en reconnaissant l’aboiement distinctif de son chien. Il donne également une description détaillée de l’appartement de la victime, dû à un sens du toucher particulièrement développé (« je connais l’emplacement de toutes les choses dans cet appartement »). Il est aussi très sensible aux nuances émotionnelles et aux variations dans la voix de ses interlocuteurs du fait de son ouïe développée. Il déduit que la femme de Lasalle est récemment décédée et que Lassalle se sent coupable de sa mort, (« le deuil était dans votre voix, et puis, si elle était simplement partie, elle aurait emmené le chien »), et il est capable d’identifier les gens par leur odeur (comme Éloïse, « celle qui sent si bon »).
Le film ne sursignifie pas « l’avant » et « l’après » de l’accident de Marvik, sa cécité augmentant au contraire ses aptitudes de détection. Ainsi, la déficience n’est pas caractérisée comme un frein à ses capacités d’espionnage. Marvik est en bonne forme physique et ses aptitudes au combat sont mises en lumière lors d’une scène dans laquelle Lasalle le confronte et Marvik prend facilement le dessus. Le film explique ses aptitudes physiques par le fait qu’il soit un soldat très expérimenté, et que ses talents de mémorisation spatiale et son ouïe lui ont permis de maintenir cette dextérité au combat. Marvik n’est pas diminué par sa déficience, et ses autres compétences en font une figure anti-héroïque avec laquelle le public est encouragé à s’identifier. Lorsque Lassalle découvre la véritable identité de Marvik, lce dernier est présenté de la manière suivante : « Il s’appelle André, soldat à 18 ans, tireur d’élite, nageur de combat, 15 ans dans les commandants spéciaux, soldat décoré. Blessé il y a 4 ans en Afghanistan, c’est là qu’il a perdu la vue. Le ministère lui a trouvé une nouvelle identité. » Sa cécité n’est ainsi pas présentée comme une barrière, et le film met l’emphase sur certaines de ses aptitudes, comme lorsqu’il monte un pistolet, le gros plan sur ses mains soulignant sa dextérité et son aise. Le film ne sursignifie pas non plus la déficience, et dépeint un anti-héros aveugle avec des capacités intellectuelles et physiques façonnées mais pas limitées par sa déficience.
Le film offre également un aperçu du quotidien de Marvik, ce qui a pour effet de normaliser son existence en-dehors des scènes d’action qui prédominent dans le film. Marvik vit seul dans un appartement sans aménagements spécifiques, ce qui se justifie par le fait que le public est sensibilisé dès le début à ses capacités de mémorisation spatiale. Marvik utilise cependant quelques ‘gadgets’ qui remplacent des objets communs que les personnes voyantes utilisent pour se repérer. Il utilise par exemple un sablier - une ‘horloge auditive’ - à la place d’une horloge ou d’une montre classique, l’écoulement audible du sable lui permettant de mesurer l’écoulement du temps. Ces scènes soulignent son indépendance et s’éloignent d’une représentation de la déficience où celle-ci serait perçue comme une marque de dépendance ou d’infériorité.
À l’aveugle souligne aussi les similarités entre Lassalle et Marvik, tous deux étant obstinés et intelligents, ce qui éloigne le récit d’une représentation dichotomique entre la déficience et la non-déficience. Marvik verbalise d’ailleurs leurs similarités à la fin du film, lorsqu’il dit : « Nous avons ça en commun, Commandant : la culpabilité, la solitude. Je sais ce que vous ressentez, j’ai perdu suffisamment de compagnons pour savoir c’que c’est d’être celui qui survit ».
Finalement, si le film ne représente pas Marvik comme « inférieur » du fait de sa cécité, il souligne le fait qu’une telle perception demeure néanmoins au sein de nos sociétés capacitistes. Marvik exprime par lui-même la tendance de la société à sursignifier sa cécité et à le sous-estimer : « La plupart des gens me voient comme un infirme, vous vous m’imaginez comme criminel, c’est une promotion », tendance que le film met en images lorsqu’il est écarté par les autres détectives comme suspect potentiel en raison de sa déficience (« Un aveugle comme assassin – vous voulez que toute la presse se foute de nous ? »). Le duel entre Lassalle et Marvik représente donc une mise en valeur rare au cinéma des capacités d'un individu ayant une déficience. Un autre point que le film soulève est l’insuffisance de ses « prestations d’invalidité », Marvik acceptant d’être assassin à gages afin de pouvoir survivre : « 720 euros par mois, voilà c’que j’vaut, [c’est] le montant de mon allocation adulte handicapé ». C’est donc la société qui est montrée comme défaillante dans sa prise en charge de Marvik, autant financièrement que dans le milieu professionnel.