GriGris (Mahamat Saleh Haroun, 2013)
Grigris, 25 ans, se rêve en danseur. Son rêve se brise lorsque son oncle tombe gravement malade et qu’il doit travailler pour des trafiquants d’essence afin de soutenir sa famille. Il rencontre Mimi, travailleuse du sexe, et les deux commencent une relation. La nuit, il trafique de l’essence avec des gangs dangereux et le soir il danse dans des clubs, incorporant sa jambe paralysée dans sa chorégraphie et où on l’applaudit. Cependant, Grigris joue un jeu dangereux : afin de gagner plus d’argent il vent l’essence de son boss Moussa à un compétiteur. Il est poursuivi des deux côtés, devant désormais protéger sa petite amie Mimi (qui est enceinte), que Moussa a menacé de tuer (AlloCiné).
Pays de production: Tchad, France
Présentation du/des personnage(s) déficient(s)
Souleymane, alias Grigris, est un jeune homme avec la jambe paralysée qui est passionné par la danse. La raison de sa déficience, qu’elle soit innée où le résultat d’accident ou d'une maladie, n’est jamais mentionnée.
Regard porté sur la déficience
Grigris est le portrait d’un jeune Burkinabé du Tchad qui alterne entre vivre de sa passion pour la danse et travailler pour aider sa mère et son beau-père. Le film ne présente à aucun moment la déficience de Grigris comme une caractéristique suscitant la pitié et ce, malgré la problématique du film et les situations dangereuses dans lesquelles Grigris se trouve.
Le film ne nous permet pas immédiatement de nous sentir proches de Grigris ; dans les premières scènes, il ne prononce que très peu de mots et il y a peu de plans sur son visage. En effet, Grigris est souvent filmé de loin ou, lorsque la caméra s’approche, de côté et de façon à ce que l’on ne voit pas entièrement son visage. Ce n’est qu’au fil du film que nous commençons à le comprendre. Dans la deuxième moitié du film, Grigris nous permet enfin de "voir" sa déficience : il lève son pantalon et expose sa jambe paralysée. Nous comprenons alors mieux la nature de sa déficience et ne pouvons qu’admirer sa détermination et la beauté de ses danses. L’origine de sa déficience n’est jamais dévoilée, et l’histoire fait qu’on ne s’y intéresse pas. La déficience est visible et omniprésente visuellement par le fait que Grigris parle peu et s’exprime par son corps ; elle fait partie du personnage et influence la manière dont il se déplace et s’exprime physiquement. Elle n’est cependant jamais représentée comme un manque ou une barrière, mais comme l'un des traits constitutifs du personnage.
Visuellement, le corps de Grigris détermine son parcours : ses tribulations avec les trafiquants, sa passion pour la danse, et même son histoire d’amour avec Mimi, car Mimi s’intéresse à lui après l’avoir vu danser. C’est à travers Mimi, une jeune fille prostituée qui, selon certains critères – la beauté, la jeunesse – a tout pour elle, mais qui est malheureuse, que nous observons un contraste avec Grigris : lui a peu, mais semble heureux. Cette juxtaposition avec Mimi est aussi intéressante, car elle - personne valide - se sent "emprisonnée" dans son corps et dans sa beauté, ainsi que par les abus qu’elle subit dans son travail, tandis que Grigris se sent libéré dans un corps qui échappe à toute vision normative. Visuellement, lorsque Grigris déambule dans le bazar, la caméra le suit en tanguant au rythme de sa démarche balancée, nous offrant ainsi un aperçu de la manière dont il appréhende l’espace autour de lui.
La première scène du film se veut marquante : on y observe Grigris, dansant au milieu de la boîte de nuit, sous les acclamations des clients ; il est la star de la soirée. Sa jambe paralysée ne l’empêche pas d’effectuer les mouvements les plus fous et lui permet même de créer un style qui lui est unique. À plusieurs reprises dans le film, il utilise d’ailleurs sa jambe comme un atout, créant des mouvements qui utilisent sa souplesse et sa créativité, comme lorsqu’il tient sa jambe sur le côté et l’utilise comme une mitraillette. Le film met en évidence la "double vie" de Grigris - sa vie de jour, où il doit travailler dur, physiquement et moralement, pour s’occuper de sa famille, et sa vie de nuit où il s’exprime à travers la danse, celle-ci ayant un pouvoir cathartique qui lui permet d’oublier la difficulté de son quotidien. À plusieurs reprises dans le film, on observe Grigris s’entrainant à danser dans des lieux divers, mais sans musique, ce qui fait davantage ressortir sa passion pour la danse à l’écran. Lorsque Grigris danse, il semble se défaire de toutes les attaches terrestres et physiques qui le contraignent dans son quotidien : sa déficience devient une force et non un manque, car grâce à elle, son corps accompli des mouvements qu’une personne non déficiente ne pourrait envisager, rendant sa danse unique. Le film met ce contraste en lumière non seulement au niveau du récit, mais aussi visuellement, comme à la fin du film lorsque Grigris danse en sous-vêtements sur le toit d’une maison du village après avoir surmonté de nombreux obstacles. Pour la première fois, son corps est exposé : Grigris est libéré.
Le film ne représente pas la déficience de Grigris comme un manque par rapport aux personnages non déficients. On lui refuse du travail car il n’est « pas comme les autres » et « différent », mais le film critique implicitement cette prise de position, principalement à travers la mise en scène et, de manière surprenante, à travers les personnages antagonistes. Lorsque Grigris a du mal à nager avec les bidons d’essence lourds, les trafiquants traitent Grigris de « tocard » et de « connard », mais ils ne s’en prennent pas à sa déficience. Grigris se retrouve aussi dans des situations où l'agilité et la force physique sont nécessaires ; pendant sa première mission avec la bande, il conduit le véhicule transportant l’essence et réussit à fuir la police qui le poursuit. Ayant prouvé ses capacités physiques et intellectuelles, Grigris est félicité et invité à diner par Moussa, le chef des trafiquants. Dans l’ensemble, et au vu du contexte du film - dans un Tchad pauvre où la vie d’une personne valide est déjà difficile - le film surprend par le peu de commentaires faits par les personnages que Grigris rencontre. Il réussit autant que possible à travailler comme les autres, sa déficience ne l’empêchant pas d’aider sa mère à laver les vêtements, ni de reprendre le studio photographique de son beau-père. Grigris se concentre sur ses meilleurs atouts : son habileté à semer les policiers, son torse et son dos extrêmement musclés, sa gentillesse. Le film met en lumière la réalité du danger du trafic et des risques que Grigris doit prendre pour subvenir aux besoins de sa famille et place la déficience au second plan par rapport à ses priorités (sa famille, puis Mimi et son enfant).
Le film souligne également le danger dans lequel Grigris se trouve ; s’il est arrêté par la police, le film laisse entendre qu’il pourrait au mieux se retrouver en prison pour le reste de sa vie, ou au pire être battu à mort par la police ou par les trafiquants. Nous sommes confronté à cette réalité vers la fin du film lorsque Moussa découvre que Grigris l’a trahi et qu’il le bat. Nous voyons Grigris, couvert de sang, et c’est Mimi qui le convainc de quitter son village natal car elle craint qu’il finisse tous les deux morts. Dans l’ensemble, le film adopte le point de vue de Grigris sur sa propre déficience, qu’il accepte comme faisant partie de lui, en ne spectacularisant pas la déficience et en valorisant ses forces.