Avida (Benoît Delépine et Gustave Kervern, 2006)
Dans ce film en noir et blanc, un sourd-muet et deux toxicomanes à la kétamine planifient l’enlèvement contre rançon du chien d’Avida, une milliardaire américaine en surpoids. Les trois criminels, qui travaillent ensemble dans un zoo, enlèvent le chien mais le font accidentellement tomber dans l’enclos des lions. Le chien est dévoré et il ne reste que sa tête, intacte. Ils décident alors d’enlever Avida afin de la forcer à ouvrir son coffre-fort. L’enlèvement ne se passe pas comme prévu, car Avida a envie de mourir et elle en profite pour les forcer à réaliser sa dernière volonté : gravir une montagne. S’ensuit une histoire d’amitié peu ordinaire entre Avida et le sourd-muet.
Pays de production: France
Présentation du/des personnage(s) déficient(s)
Un des délinquants est un sourd-muet sans nom dans la trentaine. Il a un tempérament beaucoup plus modéré que ses deux autres collègues toxicomanes. Au début du film, le sourd-muet passe une entrevue pour travailler au zoo. Le directeur du zoo, impressionné par sa candidature, lui dit qu’il est sur-qualifié pour le travail manuel. Ses motivations dans le complot ne sont pas connues, mais à la fin du film il semble commencer une relation amoureuse avec Avida.
Le directeur du zoo se rend aussi dans une maison souterraine où une dizaine de personnes avec des déficiences (trisomie et/ou intellectuelles) est observée par un médecin et une infirmière.
Regard porté sur la déficience
Cette comédie absurde rassemble une série de personnages excentriques, que ces derniers soient déficients ou non, et se focalise en grande partie sur les fétiches sexuels respectifs de tous les personnages, sans porter une attention particulière à leurs déficiences. Bien que le film adopte un style surréaliste et comporte très peu de dialogues (le rendant difficile à interpréter), quelques thèmes liés à la déficience se font cependant jour. Le film tente aussi de nous sensibiliser au vécu du gardien de zoo sourd-muet à travers des gros plans soulignant la texture de la peau, de la bouche, des lèvres, et du corps dans son ensemble.
La thématique de l’absurdité de la parole joue un rôle clé dans le film et est présente autant sur le plan visuel que sonore. Les quelques dialogues et paroles dans le film sont inintelligibles ou bien absurdes ; seuls le directeur du zoo et Avida ont un dialogue sensé. Ironiquement, ces deux personnages parlent exclusivement au sourd-muet, qui ne peut pas les entendre, ni, nous supposons, lire leurs lèvres. Ce choix souligne l’absurdité de la parole, car celle-ci n’a aucune pertinence quant au déroulement de l’intrigue (l’enlèvement du chien). En effet, tous les autres personnages avec lesquels le sourd-muet interagit - tous non déficients - s’expriment en monologues absurdes et inintelligibles. Dans un exemple frappant, un homme (présumé non déficient) parle aux kidnappeurs, qui demeurent muets. Nous supposons qu’il parle du menu du restaurant dans lequel ils se trouvent. Cependant, l’homme prononce des mots qui, individuellement, ont du sens, mais les associe pour former des phrases inintelligibles. Il marmonne et bredouille avec un regard d’émerveillement, respire profondément, ou produit des sons comme « mmm ». Le cadrage ainsi que le travail sur le son mettent en valeur sa bouche, ses lèvres, ou sa langue au détriment du dialogue à proprement parler, dont le sens nous échappe. Ce choix de mise en scène tourne en ridicule la communication orale, renvoyant selon nous à l’absurdité de celle-ci pour le sourd-muet.
Il est également difficile de savoir si les autres personnages ont connaissance de la déficience du personnage sourd-muet, compte tenu de leur égocentrisme. En effet, les toxicomanes passent une grande partie du film à se 'défoncer' : ils se tirent dessus avec un pistolet à fléchettes tranquillisantes, se scotchent le visage avec du ruban adhésif, etc. Avida a aussi des tendances masochistes, voulant mourir et se faire dévorer par des insectes, et elle passe la majorité du film à réitérer sa volonté aux kidnappeurs. Le film la montre également mangeant des chips à plusieurs reprises, avec des choix de mise en scène (le cadrage et le son) dont le but est d'amplifier le son de la mastication et d’attirer l’attention sur la ‘tactilité’ des mécanismes de la bouche (les lèvres, les dents, la mâchoire, la langue). En cela, le film ne cherche pas à exprimer le point de vue subjectif du sourd-muet, puisque le travail de mise en scène a au contraire pour but d'accentuer un sens dont il est dépourvu (l’ouïe). Au vu d’un tel constat, le film semble utiliser cette ‘tactilité’ qu’offre le son afin de juxtaposer le comportement ‘fétichiste’ et excessif des personnages non déficients avec le tempérament modéré et ‘normal’ du personnage déficient.
Au début du film, le directeur de zoo se rend dans un bunker qui semble faire office d’agence de recrutement pour personnes déficientes. Il sélectionne le sourd-muet parmi un groupe de personnes, que le film prend le temps de nous présenter. Parmi eux, deux personnages (secondaires) trisomiques se livrent à des actes à connotation sexuelle et sadomasochistes, dans un plan sans lien apparent avec l’intrigue (le couple s’embrasse tout en faisant glisser un couteau sur leurs langues). Le choix concernant l’échelle des plans dans cette scène opère une sexualisation de corps d'individus historiquement sous-représentés, à travers une série de gros plans sur leurs visages et leurs bouches. Bien qu’il n’y ait pas de dialogue nous permettant de mieux contextualiser la signification de ce plan, nous l'interprétons comme cherchant à déstigmatiser les relations intimes entre des personnes déficientes, car les actes à caractère sexuel sont représentés comme tout autre scène intime entre deux personnages (zoom sur leur bouches et leur toucher, cadrage de leurs visages et expressions faciales). Aussi, tous les personnages, qu’ils soient déficients ou non, participent à des actes jugés ‘tabous’ ce qui semble les mettre sur un pied d’égalité. Ces actes seraient donc simplement une représentation d’une autre condition d’existence plus stigmatisée (le sadomasochisme) à laquelle tous participent.
Le corps du sourd-muet est quant à lui représenté de manière à nous sensibiliser à ses émotions et ses sensations, s’appuyant sur la tactilité comme sens principal par lequel il appréhende le monde. Dans un extrait récurrent, le sourd-muet observe des nuages blancs dans le ciel et fait semblant de les capturer dans ses mains. Ces scènes sont filmées en caméra subjective, nous donnant l’impression de percevoir les événements à travers son propre regard. En effectuant des gros plans sur les mains et la texture de la peau, le film cherche à mettre en avant l’importance de la tactilité pour le personnage. Ceci est d’autant plus évident dans la scène entre les deux personnages trisomiques, où la caméra effectue des gros plans sur leurs bouches et leurs langues lorsqu’ils s’embrassent, offrant un aperçu ‘trop’ intime qui, d’une certaine façon, ‘agresse’ les sens, nous donnant l’impression d’être des voyeurs. La scène parvient ainsi à humaniser ces personnes, car le film valorise leurs corps, leur désir, et donnent une dimension sexuelle à ces personnages, aspect peu représenté au cinéma.
Le film est également intéressant dans sa tendance à établir une distinction entre les déficiences ‘visibles’ et ‘invisibles’. Au début du film, le directeur du zoo se rend dans le bunker où se trouvent des personnes déficientes et ‘sélectionne’ la personne la moins « visuellement déficiente » (un tel jugement semble se baser sur le comportement, les expressions faciales, ainsi que la motricité des personnes). Lorsque l’homme qu’il a choisi commence à se comporter de façon inappropriée, poussant des cris inintelligibles et faisant des mouvements saccadés, il l’‘échange’ comme s’il s’agissait d’un simple objet et embauche à sa place le sourd-muet, citant sa tranquillité : « Vous êtes pas très bavard. Les animaux parlent pas, et j’adore les animaux » et il ajoute, « plus on parle, moins on travaille ». Le film semble ainsi faire une critique de la marchandisation déshumanisante des personnes déficientes sur le marché du travail, car cette scène sous-entend que le directeur du zoo sélectionne la personne la ‘moins déficiente’ dans le groupe.
Si nous poursuivons notre réflexion, nous constatons que le film met également en lumière la valorisation superficielle de personnes sur la base de leur capacité à se conformer aux règles ‘normatives’ de la société, valorisant les déficiences les moins ‘visibles’ à celles plus ‘visibles’. Si l’on compare les déficiences représentées dans cet extrait du film, la surdité et le mutisme du personnage principal sont perçus comme des déficiences ‘invisibles’ en ce qu’elles n’influencent pas l’apparence ni la motricité - attributs physiques - tandis que la trisomie (déficience de la plupart des autres candidats) est ‘visible’, étant identifiée en partie par des ‘modifications morphologiques’ découlant de la génétique.
Avida est un des rares films à représenter une diversité de déficiences sans être imprégné d’une morale sous-jacente sur la déficience et les enjeux qui y sont liés. Selon nous, à travers ses choix de mise en scène et sa volonté de vider les dialogues de tout sens, le film cherche à offrir une visibilité à des personnes ‘différentes’. Leurs particularités, qu’elles soient ‘visibles’, ou non (comme leur fantasmes, ainsi que la surdité et le mutisme de personnage principal) sont représentées dans le but de faire ressortir leurs sensibilités et leurs points de vue. À cet égard, le film sensibilise le spectateur à la sexualité des personnes déficientes par le biais du thème du sadomasochisme, auquel tous les personnages sont associés, quelle que soit leur déficience.