De toutes nos forces (Nils Tavernier, 2013)
Julien rêve de compléter le triathlon "Ironman" de Nice avec son père, Paul. Ancien athlète, Paul se réfugie dans son travail de réparateur de téléphérique et de pompier volontaire depuis que son fils est né. Convaincu que la tâche est impossible, il dit à Julien de renoncer à ce rêve. Cependant, en reprenant la course, il retrouve la joie dans le sport et finit par accepter le défi de Julien. Ils n’ont que quatre mois pour s’entrainer aux épreuves : 3.8km de natation, 8 heures de vélo, un col à 1200m à franchir, et 70 kilomètres de montée. Malgré l’immensité de la tâche, Julien et Paul sont déterminés à accomplir ensemble l’un des exploits les plus difficiles dans l’histoire du sport.
Pays de production: France, Belgique
Présentation du/des personnage(s) déficient(s)
Julien, 17 ans, est tétraplégique, ayant un déficit moteur cérébral qui impacte sa mobilité. Il se déplace à l’aide d’un fauteuil motorisé qu’il peut contrôler avec ses mains et qui lui offre beaucoup d’indépendance. (Fabien Héraud, l’acteur qui l’incarne, a également un déficit moteur cérébral et se déplace aussi en fauteuil motorisé.) Julien est scolarisé dans un centre pour adolescent.e.s avec des déficiences variées. Le meilleur ami de Julien, Yohan, semble aussi avoir une déficience motrice à la main gauche mais n’utilise pas de matériel d’assistance.
Regard porté sur la déficience
De toutes nos forces adopte une approche spécifique pour représenter la déficience, le personnage de Julien n’étant pas entièrement défini par sa tétraplégie, et le film ne promeut pas une dichotomie entre la validité et la déficience. Cette dernière n’est pas non plus sursignifiée, tant au niveau visuel que narratif, mais la représentation ne cherche pas pour autant à gommer ce qui pourrait trop singulariser la personne déficiente. Cette approche se retrouve au niveau de la mise en scène, notamment par le biais de plans larges sur le visage de Julien qui sensibilisent le public à ses émotions ou bien à ses réactions face à certains événements. Outre l’enjeu central du film qui s’articule autour du triathlon "Ironman" auquel Julien veut participer, la thématique centrale qui anime le film est la relation père/fils, et le désir de Julien de se rapprocher de son père absent. Julien n’est donc pas entièrement défini par sa déficience, et il partage également quelques caractéristiques avec Paul, comme la passion pour le sport et pour les activités "casse-cou". Ce rapprochement entre la déficience et la non déficience est réitéré jusqu’à la fin du film dans une scène marquante, lors du départ du triathlon. Filmés en vue aérienne, des milliers d’athlètes (dont Julien) indiscernables les uns des autres, vêtus du même costume, se jettent à la mer. Une telle mise en scène a pour effet de mettre tous les individus sur un pied d’égalité en plaçant l’accent sur le groupe et la motivation commune qui anime ces personnes. Le plan suivant s’inscrit dans la même logique, puisqu’un plan large nous montre les expressions concentrées et anxieuses des athlètes, Julien étant présenté alors comme un participant parmi d’autres, et ce même avec la présence à l’écran du matériel adapté auquel il a accès pendant la course. L’indépendance et les capacités physiques de Julien sont également soulignées au cours du film : Julien et Paul partagent le pilotage du vélo adapté que Paul leur a construit, Julien ayant un siège à l’avant du vélo. Plus tard, Julien pratique les mouvements de pilotage tout seul dans son bain, aspect qui réaffirme son indépendance et ses capacités physiques. Son rôle dans la réussite du triathlon n’est donc pas superficiel, et le film prend le temps de mettre cela en avant afin de s’éloigner d’une représentation limitante qui caractériserait Julien comme entièrement passif ou dépendant de Paul. Une scène met en lumière la force physique de Julien au début du film, où nous le voyons se rendre dans le garage de la maison familiale. Julien parvient à soulever son ancien fauteuil non-motorisé, à l’ouvrir et à le placer devant le garage tout seul pour que son père le trouve, afin de lui prouver qu’il est assez fort pour participer au triathlon. Cette scène alterne entre les plans rapprochés sur ses mains qui sensibilisent le public à ses difficultés à maîtriser la motricité fine, et les plans rapprochés sur les traits de son visage qui soulignent sa force physique et sa détermination. Détermination qui est le moteur du récit, puisque c’est Julien qui veut accomplir le marathon et qui encourage son père à reprendre le sport. Lorsque le comité d’organisation leur refuse l’accès au triathlon, c’est Julien qui insiste, se rendant seul devant le comité sans en informer ses parents pour plaider sa cause. Il argumente que, « puisque lui et son père porteront le même dossard, il ne rentre pas dans leur quota d’handicapé ». Sa détermination est ainsi constamment valorisée par le récit, et il n’est jamais défini par une quelconque forme de dépendance vis-à-vis de son père. La représentation de son corps à l’écran s’éloigne elle aussi d’une vision limitante ou qui passerait entièrement par le prisme de sa déficience. L’importance que porte Julien à son apparence physique est soulignée à plusieurs reprises dans le film : une scène le montre en train de se coiffer devant le miroir; plus tard, après que leur candidature a été acceptée, Julien s’achète une nouvelle paire de chaussures de sport. À la fin du film il porte un smoking lorsqu’il sort au restaurant avec sa famille et ses amis. Le film ne fait cependant pas l’impasse sur les spécificités liées à la déficience de Julien et les arrangements que cette dernière nécessite au quotidien. Cela se traduit principalement par la représentation à l’écran du matériel que Julien utilise pour se déplacer ainsi que des soins adaptés qu’il reçoit. Le film souligne l’importance du matériel adapté pour que les personnes avec une déficience motrice puissent participer activement à des activités ludiques telles que le sport, et promeut ainsi une intégration des personnes déficientes qui n’est pas limitée à l’inclusion sur le marché du travail. Le vélo adapté que Paul construit offre ainsi à Julien l’accès à une activité ludique autant qu’à un sport de haut niveau, normalisant son existence et s’éloignant d’une vision de la personne déficiente qui passerait uniquement par le prisme du soin. Le vélo est muni d’une coque moulée au corps de Julien (« faite en fibre de carbone en fonction de [son] emprunte physique, très léger mais très résistant »), des accoudoirs et un dossier sécurisés, des cale-pieds et un guidon afin que Julien puisse également diriger le vélo. Sa participation physique n’est donc pas superficielle, comme en atteste les plans mettant en images la sueur sur son front, l’effort sur son visage, et les scènes dans lesquelles il dévale la colline à toute vitesse. De plus, la blessure à sa hanche due au frottement de la coque, ainsi qu’un accident qui survient lorsqu’il tombe d’une falaise et est légèrement blessés lors de l’entrainement, s’éloignent d’une représentation excessivement prudente de la déficience. Julien est représenté comme un athlète qui subit parfois des blessures, ce qui a pour effet de ne pas en faire un personnage qui soit essentiellement défini par sa fragilité ou de potentielles limitations physiques. Le film met également en scène l’importance des soins et de la physiothérapie dans le quotidien de Julien, offrant un aperçu intime mais normalisant de cette routine. Par exemple, Julien fréquente régulièrement un centre communautaire pour les personnes déficientes qui offre des services de scolarisation, d’activités sportives, et de physiothérapie. Nous assistons à une session de physiothérapie où la caméra se focalise sur les gestes du professionnel et sur le corps de Julien, nous sensibilisant au fait que ce dernier nécessite une attention particulière, ce qui a également pour effet de ne pas stigmatiser le corps de la personne paraplégique. En effet, Julien et le masso-thérapeute discutent de manière informelle d'un sujet autre que la thérapie, ce qui souligne leur relation amicale, par opposition à une relation plus formelle à travers laquelle Julien serait potentiellement présenté comme pur objet de soin.
De toutes nos forces aborde la déficience d’un point de vue optimiste mais réaliste, mettant en images les spécificités des soins et de l’aide dont Julien a besoin en tant que paraplégique, sans pour autant présenter sa mobilité réduite comme un signe de manque ou d’infériorité par rapport aux non déficients. Par exemple, Paul porte Julien dans ses bras à une ou deux reprises lorsque lorsqu’il lui propose de faire un tour alors qu’il est allongé sur son lit, puis lorsqu’ils doivent se déplacer d’un parcours d’une étape à l’autre pendant le triathlon. Cette dépendance ne définit cependant pas le personnage de Julien, puisque le public est témoin d’autres scènes durant lesquelles Julien est physiquement actif, comme lorsqu’il joue avec un autre ami, aussi en fauteuil motorisé, et qu’ils se percutent l’un l’autre en éclatant de rire. Julien est avant tout représenté comme un adolescent ordinaire avec des centres d’intérêts qui lui sont propres, comme le sport, les jeux-vidéos, ou l’observation d’oiseaux et de constellations avec son télescope. Le récit s’attarde également sur son amitié avec Yohan, ainsi que son attirance pour une fille qui fréquente elle aussi le centre communautaire. Ces différentes composantes du récit visent en premier lieu à présenter Julien comme un jeune homme confiant et ayant les mêmes préoccupations et centres d’intérêts que tous les garçons de son âge.
Plusieurs scènes critiquent une société inéquitable qui définit Julien par sa déficience et le perçoit essentiellement par ce prisme, dénigrant par-là son autonomie. Par exemple, au salon de coiffure, une des clientes de Claire (la mère de Julien, qui est très protectrice), lui dit « je sais pas comment vous tenez avec votre fils », faisant de la déficience de Julien un fardeau pour les personnes qui l’entourent. Puis, lorsque Julien se rend seul en ville, plusieurs passants lui demandent, « elle est où ta maman ? », l’infantilisant en supposant qu’il ne peut pas être autonome, bien qu’il ait 17 ans. Lorsqu’il réagit en les ignorant et les heurte presque avec son fauteuil motorisé, ils s’exclament alors : « Sa mère dit qu’il a toute sa tête mais moi j’vois bien qu’c’est pas possible ! » Ces personnages secondaires le limitent et le diminuent du fait de sa déficience. Julien s’en va en leur faisant un doigt d’honneur, et le public est invité à partager son point de vue, se réjouissant de cet acte de défiance bref mais significatif. C’est donc la société qui est perçue comme intolérante et "déficiente", et non Julien. Un autre aspect intéressant que le film sous-tend est l’inégalité au sein de la compétition "Ironman", particulièrement dans la partie aquatique de la compétition. Julien et Paul semblent avoir un désavantage par rapport aux autres athlètes non déficients puisque Paul doit porter son propre poids, celui de Julien, ainsi que le matériel d’assistance de celui-ci lors des trois épreuves. Le public se questionne alors sur l’équité de la compétition et l’absence d’assistance adaptée ; leur difficulté à compléter l’objectif (ils arrivent en dernière position) est ainsi attribuée à l’inadaptation du circuit plutôt qu’à Julien.