Marche ou crève (Margaux Bonhomme, 2018)
Adolescente fougueuse et passionnée, Élisa (17 ans) vit dans la maison familiale du Vercors, avec son père et sa sœur polyhandicapée, Manon. Lorsqu’elle était sur le point de partir pour s’installer dans la ville et poursuivre ses études, sa mère a quitté la maison, la laissant seule avec son père pour s’occuper de Manon. Ensemble, ils s’arrangent pour lui offrir un mode de vie stimulant tout en s’occupant de ses besoins, qui sont nombreux du fait de sa déficience.
Film basé sur la relation entre la réalisatrice et sa sœur.
Pays de production: France, Belgique
Présentation du/des personnage(s) déficient(s)
Manon est atteinte d’un polyhandicap. Le terme « polyhandicap » désigne un handicap mental "sévère" et une déficience motrice qui entraînent une restriction extrême de l'autonomie et des possibilités de perception, d’expression et de relations. Le « handicap[1] » de Manon atteint ses capacités cognitives, intellectuelles, et motrices. L’origine de sa déficience (qu’elle découle de la génétique, d’un accident, etc.) n’est pas mentionnée.
Regard porté sur la déficience
Marche ou crève explore l’enjeu du "prendre soin" d’une personne déficiente qui nécessite une aide continue. Le film sensibilise le public à l’étendu de la déficience de Manon et donne un aperçu du quotidien et de la qualité de vie du personnage. Élisa et son père François s’occupent de Manon à tour de rôle 24h sur 24, les aspects moteurs et cognitifs de la déficience de Manon limitant significativement son indépendance. Le film sensibilise le public à l’étendue de la dépendance de Manon pour répondre à ses besoins fondamentaux tout au long du film. Du fait de sa déficience motrice, Manon a une faible motricité fine, et éprouve de la difficulté à attraper des objets, à se tenir debout, ainsi qu’à marcher toute seule sur de longues distances, ce qui limite sa mobilité et le type d’activité physique qu’elle peut accomplir. De plus, son œsophagite (inflammation de l’œsophage qui rend difficile la déglutition d’aliments) la rend dépendante de son père et d’Élisa pour découper sa nourriture, et ils la nourrissent parfois à la cuillère lorsqu’elle a du mal à saisir ses couverts.
Malgré l'impact significatif de la déficience de Manon sur son quotidien, le film adopte une approche déstigmatisante de la déficience, ne se focalisant pas uniquement sur les difficultés qui y sont associées. Marche ou crève parvient en effet à trouver un équilibre entre la réalité du polyhandicap de Manon et des agencements qui lui sont nécessaires au quotidien afin de vivre de la manière la plus digne possible, et les aspects plus "légers" et positifs de son quotidien et de Manon. De ce fait, cette dernière n'est pas uniquement perçue par le biais de sa déficience. Manon, Élisa et leur père partagent des moments heureux et ludiques ensemble : ils écoutent de la musique et chantent en voiture, Manon et François dansent ensemble dans le salon, François la tenant dans ses bras, François joue de la flute sur le lit de Manon, ils assistent à une fête locale où Manon est invitée à marcher avec la fanfare de rue, Manon et Élisa prennent un bain ensemble, pour ne nommer que ces exemples-là. Tout au long du film, le public est progressivement sensibilisé aux émotions et aux réactions de Manon à travers des gros plans sur son visage et sur son corps, véhiculant la joie et l'extase de Manon d'être en voiture avec sa famille ou d’être incluse dans la fanfare. Du fait de sa déficience, Manon exprime principalement ses émotions en criant et en gémissant d’une voix aiguë avec des intonations variées, mode de communication relativement difficile à interpréter pour le public. En nous immergeant dans le quotidien de cette famille, le film invite le public à apprécier l’importance des proches dans le quotidien d’une personne avec une déficience sévère. Élisa et François comprennent en effet Manon et savent interpréter les nuances de ses vocalisations, et leur quotidien inclut les aménagements et la routine nécessaires afin d'offrir une qualité de vie digne à Manon. De ce fait, la déficience de Manon n’est pas spectacularisée, en ce que le public est sensibilisé à la routine que les trois personnages, sans que celle-ci ne soit présentée comme un fardeau, en ce que nous les voyons effectué des gestes du quotidien en toute tranquillité, parlant souvent d’autre chose (lorsqu’ils lui donnent un bain par exemple, ou lorsqu’ils lui donnent à manger ou qu’ils l’aident à s’habiller.)
Manon n’est pas non plus caractérisée comme étant un pur objet de soin du fait de sa grande dépendance : Élisa et François la laissent souvent jouer ou se distraire toute seule, ce qui a pour effet de normaliser son existence à l’écran. Élisa encourage aussi Manon à être plus indépendante et à faire des exercices destinés à améliorer sa dextérité, comme se servir un verre de Coca toute seule. Dans cette scène, Manon arrive à soulever la bouteille, mais à cause de ses problèmes de motricité fine, la bouteille explose. Manon est bouleversée et commence à pleurer, mais Élisa la rassure et fait exprès de renverser la bouteille de Coca sur la table. Le film véhicule ainsi une perspective spécifique et réaliste de la déficience, et l’approche décontractée et normalisante d’Élisa face aux "erreurs" ou aux comportements potentiellement plus "stigmatisants" de Manon encourage le public à partager ce point de vue et à ne pas percevoir la déficience comme un signe de "manque".
Marche ou crève ne cherche cependant pas à taire les aspects plus stigmatisants de la déficience motrice et intellectuelle de Manon, et le public est invité à considérer l’étendue de sa dépendance. Manon bave, à une déficience intellectuelle qui limite sa capacité à communiquer, et est dépendante d'Élisa et de son père pour s’occuper de ses besoins quotidiens. La raison de sa dépendance est liée à ses difficultés motrices ainsi qu'à une déficience intellectuelle qui constituent un frein à son indépendance et peuvent l’amener à se faire mal sans en être consciente. Une scène illustre clairement cela, lorsque François et Manon s’absentent pendant quelques minutes et que Manon se coince les doigts dans les lacets de ses chaussures, coupant sa circulation. Elle a également des tendances d’automutilation et se mord parfois lorsqu’elle est en détresse. Le film apporte un élément de réponse à certains de ses agissements, laissant entendre que Manon est consciente que sa sœur va bientôt quitter le foyer, et que son automutilation est sa façon d’extérioriser son anxiété. Le film permet ainsi de mieux comprendre le vécu émotionnel de Manon. En outre, le film ne se fonde pas sur une représentation de la déficience et de la non déficience comme étant deux monde distincts. En effet, Manon est principalement représentée intégrée au sien de la cellule familiale, en ce que le film nous fait partager des moments ludiques partagés avec sa famille (rire, diner, nager, dormir dans le même lit, danser, etc.).
Le film explore également les implications liées à l’internement d’une personne ayant une déficience sévère, et s'interroge sur la frontière (mince) qui existe entre prendre soin d’une personne déficiente et l’isoler du reste du monde. François, le père de Manon et d'Élisa, s’inquiète de ce que va devenir Manon lorsqu’il ne sera plus là, et craint de trop dépendre d'Élisa, qui songe à renoncer à son futur pour s’occuper de sa sœur. Ce questionnement renvoie implicitement à l’insuffisance ainsi qu'aux défaillances du système de prise en charge et d'accompagnement des personnes déficientes et de leurs proches, et plus encore dans les zones rurales comme celle où se déroule le film. François reçoit une aide à domicile qui s’occupe de Manon pendant une journée d’essai, pendant que lui et Élisa sont au travail. Cette personne pose des questions déshumanisantes qui trahissent sa vision limitante et capacitiste des personnes déficientes, comme lorsqu’elle dit avec surprise, « Comment ça elle a pas de couches ?! » Elle déshumanise et maltraite aussi Manon en l'attachant à une chaise afin de la nourrir de force à la cuillère, niant son autodétermination. Dans cette scène, Manon est visiblement en détresse : elle gémit, pleure, et se débat. Lorsqu’Élisa la détache, Manon commence à s’automutiler, se frappant fort sur la tête, et Élisa s'exclame, en référence à l’assistante, « Putain quelle connasse! » tout en rassurant Manon et en la prenant dans ses bras. Cette scène met en images les inquiétudes d’Élisa quant au fait que sa sœur puisse être maltraitée de la sorte dans un centre spécialisé, et met en lumière l'assujettissement des personnes vulnérables dans des centres d'accueils. Le film met aussi en lumière les tendances automutilatrices de Manon dans cette scène, indiquant qu'elles constituent une forme d’apaisement pour la jeune fille, et tentant ainsi de déstigmatiser cet aspect de sa déficience. Le rapport objectivant et déshumanisant de l'assistante nous est présenté comme l'antithèse de ceux que Manon entretient avec sa famille, Élisa et François sont en effet beaucoup plus respectueux de Manon et ont établit une relation d'interdépendance avec elle, prenant en compte ses besoins, ses limitations, ainsi que ses désirs. Ils respectent l'autodétermination de Manon, et ce bien qu'ils effectuent les mêmes tâches que l'assistante, et le public est amené à considérer l'importance d'un lien émotionnel et physique entre une personne déficiente et ses tuteurs/sa famille. Élisa et François impliquent Manon dans les décisions qu'ils prennent la concernant: ils lui laissent décider ce qu'elle veut manger (Manon hoche la tête pour indiquer sa préférence), comment elle veut s'habiller, et ils lui proposent d'autres options lorsqu'elle exprime son désaccord. Le film indique clairement que Manon comprend sa famille et qu'elle n'est pas entièrement dénuée de capacités intellectuelles, bien que ces dernières soient limitées. De plus, son autodétermination est constamment valorisée tout au long du film. La réticence d'Élisa à quitter son cercle familial et à "abandonner" sa soeur et son père est enracinée dans sa peur que Manon soit maltraitée (« les handicapés dans les centres on les endort et on les oublie »), une crainte que le film explore et légitimise. Marche ou crève s'attache à représenter de la manière la plus juste possible la qualité de vie d'une personne avec un polyhandicap important dans un environnement adapté dans lequel elle peut entretenir des relations d'interdépendance, sans pour autant voiler les difficultés rencontrées et l'étendue de la dépendance envers ses proches.
[1] Terme utilisé tout au long du film.