La Prunelle de mes yeux (Axelle Ropert, 2016)
Élise aime la musique, Théo aussi (mais pas la même). Elle est accordeuse de pianos, lui, musicien aspirant et serveur dans un restaurant grec. Ils se détestent, et se croisent sans cesse dans leur immeuble. Elle est aveugle, il voit parfaitement. Un jour, par provocation, Théo se fait passer pour aveugle auprès d’elle. L’amour arrive, la situation se complique, et la supercherie va devenir explosive. (Unifrance)
Pays de production: France
Présentation du/des personnage(s) déficient(s)
Élise, accordeuse de piano dans un entrepôt de fabrication d’instruments à corde. Son collègue et ami Nicolai est aussi aveugle. Élise se repère à l’aide d’une canne blanche, et elle porte souvent des lunettes teintées.
Regard porté sur la déficience
La Prunelle de mes yeux puise son inspiration dans l’expression idiomatique, et ce dans le but de mettre en scène une histoire amoureuse inattendue. Le film se focalise sur la relation entre Théo et Élise, dans une ville française de taille moyenne. Le film met en scène le quotidien d’Élise : son travail dans un entrepôt de fabrication d’instruments, sa relation avec sa sœur, avec qui elle vit, sa routine matinale, etc., ce qui a pour but de normaliser son existence. Plusieurs de ces scènes par ailleurs un ton léger, comme lorsqu’Élise demande à sa sœur si elle a quelque chose de coincé dans les dents lorsqu’elle se brosse les dents, ou lorsqu’elle sort chercher une baguette de pain tard le soir en robe de chambre et qu’elle rencontre Théo dans l’ascenseur. Dans cette scène, Élise s’énerve car Théo refuse d’appuyer sur le bouton de son étage, ce dernier lui rétorquant d’un ton énervé qu’il « n’avait pas remarqué qu’elle était aveugle » et qu’elle « peut le faire toute seule ». La cécité n’est donc pas perçue comme un obstacle potentiel à leur histoire d’amour naissante, et n’est pas non plus sursignifiée lors d’interactions entre Élise et ses proches. Le désaccord initial entre Élise et Théo a plutôt pour effet de souligner leurs similarités, notamment leurs personnalités fortes, ainsi que leur quête constante de défis intellectuels. Au fur et à mesure que leur relation amoureuse se développe, Théo partage sa philosophie de la vie, inspirée de ses origines grecques : "la grandeur de la vie", théorie semblable à celle du "carpe diem". Cette philosophie touche Élise, lui renvoyant son propre optimisme concernant la manière dont elle aborde sa cécité : « La vie c’est pas si mal. Certes, y’a des moments plus difficiles, mais globalement ça va. […] C’est pas le malheur d’être aveugle. » Cette approche optimiste persiste jusqu’à la fin du film, comme dans une des dernières scènes, lorsqu’Élise et Théo prennent le petit-déjeuner ensemble. Théo met la table, et lorsqu’ils commencent à manger lui dit, « le sel est à droite, le poivre est à gauche ». La cécité d’Élise est soulignée dans cet échange, mais aucune connotation péjorative n’y est attribuée, le public ayant un aperçu de la manière dont la cécité influence son quotidien de façon mineure dans un contexte spécifique.
Élise a une personnalité forte et n’est pas diminuée par sa déficience. Elle joue très bien du piano et a une oreille musicale parfaite. Elle est assurée, a un sens de l’humour sec ainsi qu’un côté espiègle. Plusieurs scènes mettent en avant ces traits de personnalité : elle se rend au restaurant où travail Théo et joue la cliente insupportable pour se venger auprès de lui pour lui avoir menti ; elle accompagne sa sœur chez le médecin (à propos de la dépendance à la cocaïne de celle-ci) et dit au médecin : « pour les pupilles dilatées j’aurais du mal à surveiller ». Sa présence à l’écran suit cette tendance : elle porte des lunettes de soleil teintées lorsqu’elle sort, vraisemblablement pour protéger ses yeux du soleil, mais ne les porte pas toujours. Elle choisit aussi elle-même ses tenues, exprimant son individualité en portant des vêtements avec une impression léopard lors du mariage d’un ami de Théo, ou encore lors de sa propre cérémonie de mariage avec Théo. Dans une autre scène, Élise et son ami Nicolai dansent ensemble en écoutant de la musique forte dans le studio où ils travaillent ; ils exercent tous deux un travail spécialisé qui repose sur leurs facultés auditives - la réparation et l’accordage d’instruments – tâches mises en images dans le film. Le film se focalise majoritairement sur ce qu’Élise peut accomplir et sur son quotidien, sa cécité n’étant pas représentée comme un obstacle à son accomplissement personnel.
La Prunelle de mes yeux cherche également à offrir une expérience subjective de la cécité, en se penchant sur la manière dont Élise aborde le monde en tant qu’aveugle. Son sens accru de l’odorat est ainsi souligné et véhicule ses sentiments pour Théo, car elle est capable de le reconnaitre par son odeur, l’identifiant à plusieurs reprises lorsqu’il entre dans l’ascenseur. Son odorat accru s’applique également à son environnement, comme lorsqu’elle identifie les types de fleurs que Théo lui apporte (« Je déteste les mimosas ! ») ou encore lorsqu’elle identifie le type de marihuana que quelque fume à côté d’elle (« ça sent le shit de première catégorie »). Elle a également une conscience accrue des regards portés sur elle, ayant une très bonne prioperception de son environnement, et une excellente perception spatiale. Ses facultés auditives accrues sont également mises en avant, comme lorsqu’elle identifie une note de musique lors de la performance de guitare de Théo. Le film soulève aussi les inconvénients d’un sens de l’ouïe aussi accru, comme lorsqu’une alarme assourdissante se déclenche et que la caméra se porte sur les traits crispés de douleur du visage d’Élise. Ainsi, la représentation de la cécité n’est pas exclusivement optimiste, voire irréaliste, en ce que les défis qui y sont associés sont également représentés dans le film. Sa cécité n’est pas caractérisée comme une "perte" ou comme ayant un impact négatif sur sa qualité de vie, et ses sens accrus de l’ouïe et du toucher lui permettent d’être indépendante. Le marqueur visuel le plus évident de la cécité d’Élise est la canne blanche qu’elle utilise pour se repérer et que Théo utilise aussi dans le but d’"imiter" une personne ayant une cécité.
La tension romantique qui s’établit entre Élise et Théo dans le film s’éloigne d’une vision limitante de la cécité, et le film ne fait pas de constats binaires ni généralisants sur la déficience. La cécité est explorée dans le contexte spécifique de la vie d’Élise dans son quotidien, et la relation entre les deux personnages se développe comme elle le ferait dans tout autre comédie romantique, malgré le mensonge de Théo (il prétend être aveugle) qui est le déclencheur leur relation amoureuse. Avant que Théo ne lui révèle son secret, Élise et Théo s’embrassent dans l’ascenseur puis passent la nuit ensemble, et le lendemain matin Élise rentre chez elle vêtue d’un pull de Théo. Cette séquence typique des comédies romantiques normalise la cécité d’Élise et y associe une forme de légèreté. Élise et Théo se complètent l'un l'autre, devenant plus souriants et optimistes au fur et à mesure qu’ils se fréquentent. La musique que compose Théo s’améliore lorsqu’il commence à passer du temps avec Élise, son directeur artistique lui disant qu’« avant, ça donnait envie de dormir. » Les tempéraments similaires d’Élise et de Théo sont établis dès le début du film, tous les deux étant têtus et extravertis, et ils expriment ouvertement leurs irritations mutuelles, se disputant fréquemment dans l’ascenseur. Ils partagent aussi une passion pour la musique, Théo étant dans un groupe de musique grecque, et Élise étant pianiste et accordeuse de pianos. Leurs similarités sont ainsi mises en avant tout au long du film, jusqu'à la scène finale où chuchotent et rigolent lors de leur cérémonie de mariage à la mairie, et que l’officiant leur dit : « Vous m’avez l’air un peu immature tous les deux, la vie à deux c’est du sérieux. » Dans l’ensemble, leur histoire véhicule une vision optimiste de la cécité et le film ne cherche pas à établir de dichotomie réductrice entre les personnes voyantes et les personnes avec une cécité.
Malgré le ton léger et optimiste qui en découle, La Prunelle de mes yeux ne se détourne pas pour autant d’enjeux plus sérieux, et explore la spectacularisation des personnes déficientes. Le film dénonce (quoique brièvement) le fait que Théo ait exploité la confiance d’Élise en s’appropriant l’identité d’une personne aveugle. Théo fait en effet semblant d’être aveugle au début du film car il est énervé de devoir appuyer sur le bouton de l’ascenseur pour Élise. Le film ne rentre cependant pas en détails sur la manière dont Théo "imite" la cécité. Cependant, en sensibilisant le public à la personnalité et au quotidien d’Élise, lorsque Théo lui révèle à la fin du film qui lui a menti, le public est invité à partager la déception, la tristesse et la colère d’Élise. Nicolai se fâche aussi contre Théo, lui disant, « T’es un pauvre type » et lui demande dans un autre échange un peu plus tard, « T’as décidé d’être quoi aujourd’hui ? Sourd, muet, paralytique ? » Leurs points de vue et leurs émotions respectives - la tristesse d’Élise, la colère de Nicolai - sont valorisées et légitimées, et le public est invité à critiquer le mimétisme et l’appropriation d’une déficience comme étant insultant et dévalorisant.
Deux autres scènes se démarquent dans leur critique plus générale de la société et d’individus qui perçoivent la cécité d’Élise (et la déficience dans l’ensemble) comme un marqueur d’infériorité. Dans la première, un Témoin de Jéhovah frappe à la porte d’Élise et commence à lui présenter la religion un "remède" à sa cécité : « Je vois que vous êtes aveugle. La vie doit être particulièrement dure pour vous : vous n’y voyez rien, vous êtes seule au monde. Nous vous apportons ce qui va vous sauver : la lumière divine. » Élise lui claque la porte au visage, puis, juste après, lorsque Théo frappe à porte à son tour et qu’il s’apprête à professer son amour pour elle, Élise, pensant que c’est encore le Témoin de Jéhovah, ouvre la porte et s'exclame, en colère : « J’vous ai déjà dit d’me laisser tranquille, les types de votre espèce ça me dégoûte, vous supportez pas la différence chez les autres, vous êtes intolérant, vous êtes fanatique, ça me dégoûte ! » Bien que ce deuxième échange serve à précipiter la relation amoureuse entre les personnages, Élise se défend contre les propos capacitistes du fanatique religieux et indique, à travers ses propos, la tendance qu'ont certaines personnes de vouloir rémédier à sa cécité, et en viennent alors à spectaculariser celle-ci. Le film marque ainsi clairement son opposition à ce positionnement capacitiste. La Prunelle de mes yeux dénonce également es propos plus subtils dans leur sursignification de la cécité d’Élise. Dans une scène, le directeur artistique de Théo encourage celui-ci à poursuivre dans son mensonge lorsqu’il découvre que Théo a fait semblant d’être aveugle : « C’est un coup de marketing de génie », ajoutant, « les aveugles ont un rapport spécial avec la musique, quelque chose de l’ordre de l’au-delà, quelque chose qui dépasse les voyants […] ça donne une force nouvelle à la chanson. » Bien qu’il ne formule pas d’opinions péjoratives sur la cécité ou les aveugles, le directeur artistique de Théo leur attribue une qualité "mythique" afin de les "différencier" des individus non déficients, ce qui rattache la cécité à un mode d’existence uniforme pour tous les aveugles, et néglige en cela la diversité des vécus et des points de vue.