Lourdes (Jessica Hausner, 2009)
Lourdes. Quelques jours dans la vie d'un groupe de pèlerins, d'accompagnants, de malades, d'handicapé.es, encadré.e.s par des membres des Œuvres hospitalières françaises de l'ordre de Malte. Au sein du groupe, Christine, paralysée : en fauteuil, elle n'a de mobile que la tête. Et si survenait une guérison miraculeuse ? (Gloria.tv)
Pays de production: France, Allemagne, Autriche
Présentation du/des personnage(s) déficient(s)
Christine est atteinte de sclérose en plaques, une maladie dégénérescente qui connait des phases d’aggravation et de rémission. Elle est paralysée à partir du bas du cou et se déplace en fauteuil roulant, poussée par des encadrants ou bien par son amie, muette. D’autres personnages avec des déficiences variées (motrices, intellectuelles, cognitives, etc.) participent au pèlerinage ; la plupart sont des ainé.e.s avec une déficience motrice. Un jeune homme qui semble souffrir de convulsions ou d’hypersensibilité au toucher, et une femme avec des lésions sur la peau sont "bénis" par les religieuses.
Regard porté sur la déficience
Le film suit le personnage principal, Christine, et explore sa transformation, tant sur le plan physique que psychologique, lorsqu’elle est, soi-disant, "miraculeusement guérie" de sa paralysie peu de temps après son arrivée à Lourdes. Son rétablissement suscite de fortes émotions au sein du groupe, et le film explore la manière dont Christine évolue en tant qu’individu, à part du groupe. Le film adopte une approche spécifique pour représenter la déficience, offrant un aperçu sur la façon dont Christine fait l’expérience de sa déficience physiquement et moralement, et situe l’enjeu de "remédiation" de la déficience dans un contexte religieux.
Lourdes critique implicitement les préjugés qu’ont certaines personnes croyantes dans le film. Le rétablissement de Christine suscite des comportements qui révèlent la vision dichotomique entre la "validité" et l’"invalidité" qu’ont certaines des accompagnantes (tant des religieuses que des proches de personnes déficientes ou malades). À plusieurs reprises, des personnages non déficients se questionnent sur les raisons pour lesquelles Christine a été miraculeusement guérie alors que d’autres personnes "plus pieuses" ne l’ont pas été. Il convient de noter qu’aucun personnage déficient n'exprime ce sentiment dans le film. Lourdes soulève la jalousie et les tensions qui révèlent comment même les proches de personnes déficientes peuvent inconsciemment réduire ces individus à leur déficience. Lors d’une sortie en groupe, deux accompagnantes se plaignent du rétablissement de Christine : « Je me demande pourquoi c’est tombé sur elle et pas sur la fillette sur le fauteuil. Sa mère fait le voyage tous les ans », et ajoute, « elle a pas l’air si croyante la miraculée. » Elles reprochent également à certaines personnes déficientes au sein du groupe « d’en faire trop » et d’autres « de ne pas en faire assez » pour être "guéries".
Lourdes explore aussi les relations fondées sur l’interdépendance entre les pèlerins et les religieuses. Maria, une jeune religieuse, accompagne Christine pendant la première partie du film, l’aidant à se déplacer ainsi qu’avec tous ses besoins personnels, la mobilité réduite de Christine l’empêchant d’accomplir ces tâches seule. Les scènes entre ces deux personnages avant le rétablissement de Christine laissent entendre une relation amicale et proche : elles racontent plusieurs anecdotes personnelles, partagent leurs objectifs de vie, elles rient ensemble en prenant le petit-déjeuner, Maria brosse les cheveux de Christine soigneusement et lui demande s’il elle aime sa coiffure, elle arrange son chapeau lors d’une sortie, etc. Ces scènes ont pour but de normaliser l'existence de la personne déficiente à l'écran, en ce qu'elles sont fondées sur l'interdépendance, et non pas la dépendance, qui reviendrait à faire de Christine un pur objet de soins. Ce type de relation d’interdépendance est aussi apparente au sein du groupe, celui-ci étant composé de pèlerins de tous âges avec des déficiences variées, de membres de leur famille et de membres des Œuvres hospitalière françaises de l’ordre de Malte. Ils visitent des monuments, prennent leurs repas et prient ensemble, étant liés par une foie commune qui unit aussi bien les personnages déficients que les valides. Le film met d'ailleurs leurs similarités en avant, plutôt que leurs différences, comme l'indique par exemple la scène où les Sœurs et les pèlerins chantent en chœur, leurs voix résonnant harmonieusement dans l’église. Cette interdépendance est aussi apparente dans la relation entre les pèlerins. Christine développe une amitié avec une femme âgée muette lors du voyage, celle-ci poussant la chaise de Christine lors de leurs sorties. Elles assistent aussi clandestinement à une vigie. La déficience n’est donc pas caractérisée comme un frein à une vie indépendante, et le film souligne l’importance du rapprochement social entre les personnes déficientes, leurs proches, et leurs encadrants.
Plusieurs scènes soulèvent des aspects plus spécifiques de la paralysie telle qu'elle est vécue par Christine. Le film offre un aperçu de l’étendue de la paralysie de Christine et des soins qu’elle reçoit, et de telles scènes soulignent également l’importance du rapprochement émotionnel entre une personne déficiente et son accompagnant.e. En instaurant dès le début du film une relation amicale entre Maria et Christine, le récit met en avant l'importance d'établir une relation soignant/soigné.e fondée sur le respect, afin de maintenir la personne déficiente dans la dignité. Ainsi, nous découvrons que Christine a besoin d'aide pour ses besoins de base et pour accomplir des tâches quotidiennes telles que s’habiller, se brosser les dents, ou se nourrir. Ceci est mis en scène afin de souligner l’importance de la confiance réciproque entre Christine et Maria, aucune n'ayant l'ascendant sur l'autre. Par ailleurs, les soins spécifiques plus intimes sont présentés de façon suggestive plutôt qu’explicite, afin là encore de maintenir l'intégrité de la personne déficiente. Par exemple, lors de la scène où Christine prend une douche avec l’aide d’une Sœur, l'action à proprement parler demeure hors-champ: la mise en scène - et, plus particulièrement, le travail sur la bande-son - nous sensibilisent au bruit de l’eau, aux vêtements que l'on retire, et aux conversations à voix basse entre les deux personnages. Ces partis pris visent à maintenir l’intimité, l’humanité, et l’autodétermination de Christine tout en offrant un aperçu spécifique sur la manière dont sa déficience a un impact concret sur son quotidien.
C’est par le biais de la mise en scène que le public apprend, au début du film, que Christine est physiquement insensible depuis le bas du cou jusqu'aux pieds. Lors d’une visite en groupe d’un monument religieux, Maria soulève la main de Christine et la pose sur un rocher prétendument sacré que les autres sont en train de toucher dans l’espoir d’être "guéri.e.s" de leurs déficiences. C’est à ce moment-là que Christine retrouve une sensibilité éphémère dans les doigts, le gros plan sur son expression de surprise, qu’elle cache aux autres, créant une complicité entre le personnage et le public.
Bien que la "guérison" de sa paralysie soit "miraculeuse", le film offre s'attache à montrer la manière dont Christine s’adapte à sa nouvelle vie. Le film établit un parallèle entre sa routine quotidienne avant et après son rétablissement et, pour ce faire, nous montre à quel point pouvoir brosser ses cheveux et s’habiller seule est important pour elle, en contraste avec les scènes précédentes où des Sœurs étaient perpétuellement à ses côtés pour l'assister dans ces tâches quotidiennes. La représentation cherche à véhiculer l’effort physique que doit faire Christine lorsqu’elle retrouve l’usage de ses jambes, et la mise en scène ne cherche pas à taire les difficultés propres à cette période de réadaptation : ses membres tremblent lorsqu’elle se met en position debout, elle marche à l’aide d’une canne afin de ne pas tomber, elle trébuche à plusieurs reprises, etc. L’impact positif de son rétablissement physique sur sa personnalité est apparent dans ses choix plus variés et colorés de tenues, et à travers son sourire et sa confiance croissante. Une scène la montre buvant un verre seule à une terrasse, lorsqu'elle demande à un Officier de se joindre à elle, alors qu’avant sa "guérison" elle parlait peu. Bien que l’autonomisation physique de Christine suscite une transformation interne positive, Lourdes soulève tout autant les avantages que les inconvénients des deux expériences : paralysée, Christine est moins indépendante et a également moins d’intimité, mais elle a le sentiment d’appartenance à une communauté ; mobile, elle est plus indépendante mais elle perd ce sentiment d’appartenance.