Marie Heurtin (Jean-Pierre Améris, 2014)
Ce film historique est inspiré de faits qui se sont déroulés en France à la fin du 19ème siècle. Née sourde et aveugle, Marie Heurtin, âgée de 14 ans, est incapable de communiquer et de se faire comprendre par le reste du monde. Elle est souvent sujette à des "crises violentes" et sa famille a beaucoup de mal à s’occuper d’elle et à l’éduquer. En désespoir de cause, son père se rend à l’institut de Larnay, près de Poitiers chez les Filles de la Sagesse, des religieuses qui prennent en charge de jeunes filles sourdes. Malgré le scepticisme de la Mère supérieure, une jeune religieuse, Sœur Marguerite, qui est mourante, se fait fort de s’occuper du « petit animal sauvage » qu’est Marie et de tout faire pour la sortir de sa nuit (Source : AlloCiné).
Pays de production: France
Présentation du/des personnage(s) déficient(s)
Marie, née sourde et aveugle, a grandi avec ses parents dans une ferme isolée. Les autres jeunes filles de l’institut Larnay sont également sourdes. Beaucoup des religieuses, dont l’amie proche de Marguerite, Soeur Raphaëlle, sont sourdes. Au début du film, Marie, a des crises de violence, elle porte des vêtements sales, n’aime pas qu’on la touche, qu’on la baigne ou même qu'on lui brosse les cheveux, et elle ne communique que durant ses épisodes violents en frappant ou en poussant des cris. Au cours de l’histoire, avec l’aide de Marguerite, Marie apprend à lire et à communiquer en signant et en utilisant le braille.
Regard porté sur la déficience
La mise en scène cherche à plusieurs reprises à déstabiliser les sens du public, et ce afin d’évoquer la manière dont Marie appréhende le monde qui l’entoure. Ce choix de mise en scène a pour but de retranscrire à l'image le vécu du personnage déficient. Par exemple, au début du film, tout n’est que silence, puis nous entendons progressivement une respiration, un peu saccadée, avant que d’autres bruits ne s’ajoutent au fond sonore. Ensuite, ceux-ci s’interrompent et nous entendons seulement un pétillement alors même que le plan adopte le point de vue de Marie regardant sa main défiler sur la canopée des arbres. Il faut cependant bien préciser qu’il s’agit d’une reconstitution "retravaillée" de ce que Marie ressent, car en réalité, elle est sourde et aveugle et ne peut donc ni entendre sa respiration, ni voir sa main. Aussi, la tentative de retranscription audiovisuelle du vécu du personnage déficient constitue une tentative de la mise en scène, par les moyens qui sont les siens, de sensibiliser le public au caractère unique du vécu du personnage, mais ne lui permet pas de se mettre à la place de ce dernier.
Un tel travail sur le son et la vision nous force cependant à considérer dès le début du film une manière différente d’entendre et de voir. La bande son en particulier participe à créer ce phénomène de "désorientation auditive" chez le.la spectat.eur.rice : lorsque l'on voit à l'image la charrette dans laquelle Marie et son père se trouvent, nous nous attendons à entendre le trot du cheval et les grincements d’une charrette en mouvement, mais tout s’effectue dans le silence. Le film surprend ainsi le public en dissociant le visuel du sonore. De même, l’arrivée de Marie à l’institut se fait sur fond de chants d’oiseaux et de bruits d’insectes, car les jeunes filles sont sourdes et communiquent en langue des signes. De tels choix, ainsi que celui d’avoir engagé une actrice sourde pour incarner le personnage principal, contribuent à offrir un portrait plus authentique de la déficience.
Comme Marie Heurtin raconte l’histoire d’une enfant « enfermée dans la nuit et le silence » et qui parvient à en sortir grâce à un apprentissage long et difficile (il s'écoule quatre mois avant que Marie ne fasse le moindre progrès), nous sommes tout d’abord témoins des grandes difficultés de Marie à communiquer, et ce à travers le regard de son éducatrice, Sœur Marguerite, qui l’a prise sous son aile et décrit en détails ce parcours dans un journal. On observe, dans le premier tiers du film, une profusion de scènes où Marie est sujette à des crises, souvent violentes. Ces scènes l’amènent à se battre, particulièrement lorsque Sœur Marguerite essaie de lui faire accomplir des tâches simples du quotidien : se laver, se tenir correctement à table, etc. De telles tentatives semblent avoir comme but premier d’évaluer les "problèmes" de Marie et de lui enseigner comment se conformer à la vie très structurée du couvent. Cependant, au fur et à mesure de leur relation, Sœur Marguerite apprend à considérer la déficience de Marie moins comme un problème à résoudre et plus comme une caractéristique de sa personnalité qui nécessite simplement un apprentissage différent. Son objectif devient alors d’aider Marie à vivre la vie la plus "épanouie" possible.
Nous observons aussi que Sœur Marguerite essaie de mieux "comprendre" le vécu de Marie en se bandant les yeux et se bouchant les oreilles, essai peu concluant qui met en lumière la complexité du cas de la jeune femme. La mise en scène nous montre à quel point Sœur Marguerite est déterminée à aider Marie et utilise sa créativité et son enthousiasme afin de mieux comprendre sa déficience. Cependant, nous comprenons vite, tout comme Sœur Marguerite, que cette tentative est futile, et ce pour plusieurs raisons : premièrement, cette scène nous montre qu’il ne suffit pas de simplement "comprendre" la déficience ; il est en effet plus utile de percevoir la déficience comme étant seulement une des caractéristiques de la personnalité d'un individu, dont la complexité ne se réduit pas à sa seule déficience. Nous découvrons la déficience à travers Sœur Marguerite, personnage non déficient, ainsi que Marie elle-même, qui apprend à communiquer à sa manière. C’est Sœur Marguerite qui s’adapte à la surdité et la cécité de Marie en lui apprenant et en apprenant elle-même une forme de langage des signes tactile adaptée à la condition de Marie.
Au lieu d’emprunter une approche corrective ou normative où Marie devrait se mouler aux modes d’apprentissage des entendant et des voyants, Sœur Marguerite reconnait le sens accru de l’odorat et du toucher de Marie et développe une forme d’apprentissage qui prend appui sur ceux-ci, comme lorsqu’elle apprend à Marie ce qu’est une pomme en la lui faisant sentir. Ensuite, Marie en vient à reconnaitre des objets par leur odeur et les personnes par leur "topographie", utilisant son sens accru du toucher. Marie apprend notamment à écrire et à communique en utilisant des blocs de bois sculptés avec l’alphabet. Le film valorise aussi le toucher comme méthode de communication complexe ; c’est à travers celui-ci que Marie apprend à lire les expressions faciales et les émotions de Sœur Marguerite, et le film suit leur intimité croissante, qui passe avant tout par les gestes et la tactilité. Leur relation est avant tou caractérisée par l’entraide et la complicité, et Marie n’est pas représentée comme pur objet de soins. Une fois son premier mot acquis, Marie développe par la suite son vocabulaire ainsi que ses compétences en ce qui concerne l’orthographe, la grammaire, et la syntaxe. Le film la présente comme étant tout à fait "capable", voire même brillante, dans l’acquisition de telles connaissances, démontrant ainsi que ses déficiences ne sont pas un frein à son apprentissage, mais lui ouvrent au contraire une voie différente pour atteindre ses objectifs.
Le film illustre le fait que Marie compense l’absence de vue et d’ouïe, par un sens aigu de l’odorat et du toucher. Elle reconnaît son entourage en touchant leur visage et "ressent" également leurs personnalités : dans une scène où elle rencontre toutes les religieuses du couvent, elle choisit d’enlacer une des religieuses, gentille et douce, alors qu’elle se détourne brutalement après avoir touché le visage de la Mère Religieuse, personnage autoritaire et peu sympathique. De la même façon, Marie reconnait les autres et les objets à leur odeur : son objet préféré, un petit couteau dont elle passe son temps à respirer l’odeur, ou encore l’encre sur les mains de Sœur Marguerite lorsqu’elle écrit dans son journal. Le film ne se concentre donc pas seulement sur les sens dont elle est dépourvue, mais met aussi l’accent sur ceux qui sont particulièrement développés: le toucher et l’odorat.
Le film prête attention aux gestes comme méthode de communication, filmant ceux-ci afin de mettre en avant la complexité des mouvements. Cela a pour but de valoriser la relation entre les deux personnages par le biais du visuel, sans recourir aux dialogues. Il nous semble que de tels choix de mise en scène permettent au /à la spectat.eur.rice de mieux comprendre le langage des signes comme système de communication complexe, à l'instar du langage parlé. Le film s'attache également à valoriser les expressions faciales comme clés dans la communication d’une personnage sourde-muette. Plusieurs scènes montrent en effet Marie toucher le visage de Sœur Marguerite, puis, plus tard, celui des autres soeurs afin d’indiquer l’importance et l’étendue de la tactilité comme sens multiforme chez une personne avec une cécité et une surdité. Cette tactilité ne permet pas seulement à Marie de lire ou d’écrire (au sens propre), mais aussi de "lire" les émotions des autres personnages non déficients et d’interagir avec eux. L’absence de l’ouïe et de la vue ne sont donc pas représentés comme un "manque", comme en témoigne l'étendue des compétences acquises par Marie au cours du film (se laver, lire, écrire, porter un plateau de nourriture dans une cage d’escalier lorsque Sœur Marguerite est mourante et confinée dans son lit, etc.). Finalement, le scénario du film présente Sœur Marguerite comme étant atteinte d’une maladie incurable qui va l’emporter à un jeune âge et, à la fin du film, les rôles se trouvent inversés : c’est à présent Marie qui prend soin de Sœur Marguerite et l’accompagne jusqu’à son dernier souffle. Elle aussi est désormais capable d’aider les autres.