Aaltra (Benoît Delépine et Gustave Kervern, 2004)
Benoit Delépine joue le rôle d'un homme d'affaires qui travaille à domicile en violation des règles de son entreprise. Alors qu'il se dispute avec un ouvrier agricole (Gustave Kervern), dont le tracteur pulvérise de l'herbicide dans son jardin, il est convoqué au bureau par ses patrons. S’ensuit une altercation physique entre les deux. Ils se réveillent à l'hôpital, après avoir été écrasés par une machine agricole défectueuse alors qu'ils se battaient. Ils doivent désormais se déplacer en fauteuil roulant. Ils décident alors de faire équipe et de partir tous les deux pour la Finlande à la recherche du fabricant de machines agricoles afin de réclamer une indemnisation (Allociné).
Le nom du film fait référence à une marque fictive de matériel agricole, que les personnages confondent avec la marque Valtra, qui existe bel et bien et dont l'usine apparaît vers la fin du film.
Pays de production: France, Belgique
Présentation du/des personnage(s) déficient(s)
L'ouvrier agricole et l'homme d'affaires sans noms, dans la trentaine, deviennent tous les deux paraplégiques suite à leur accident. Malgré leur obstination respective, ils décident de faire équipe et de réclamer des dommages à l’entreprise « AALTRA », leur ténacité prenant le pas sur leur haine réciproque.
Regard porté sur la déficience
Les deux personnages ne sont pas entièrement définis par leur déficience, leur ténacité étant leur trait de caractère principal, et ils gèrent différemment les conséquences de leur accident. L’homme d’affaires (Benoit Delépine) se montre d’abord plus résigné sur son sort, et c’est l’ouvrier agricole qui est le plus en colère et motivé par un désir de justice. L’homme d’affaires quant à lui est passionné par le motocross : il roule en moto (avant l’accident) et assiste à un rallye de motocross bruyant et dangereux dans la deuxième partie du film. C’est cette passion pour le motocross qui l’inspire à poursuivre Aaltra en justice, dans le but ultime de se payer un motocross automatique adapté pour les personnes paraplégiques afin de continuer à exercer sa passion. Le film ne caractérise donc pas la paraplégie comme un mode d’existence identique pour tout le monde, mais nous présente la manière dont chaque personnage s’accommode de sa déficience. Le film réitère cette conviction jusqu’à la fin, puisque l’ouvrier dit à l’homme d’affaires : « Tu vas pouvoir t’la payer ta [moto] automatique, et tous les prix motocross du monde ». Les personnages expriment donc par eux-mêmes leur forces et convictions, ne percevant pas leur paraplégie comme un obstacle dans la poursuite de leurs objectifs.
Les personnes paraplégiques en fauteuil roulant travaillant à Aaltra que l’on voit à la fin du film sont aussi représentées comme étant physiquement fortes et capables, travaillant dans un entrepôt de fabrication de machines agricoles, participant (ironiquement) à la fabrication des machines qui les ont vraisemblablement paralysées.
La représentation de l’homme d’affaires et de l’ouvrier ne correspond pas à une vision idéalisée ni ‘rassurante’ des personnes déficientes qui les caractériserait comme fondamentalement différentes des personnes non-déficientes et qui prendrait la « validité » comme mètre étalon. Au contraire, ces deux personnages volent, trompent, exploitent, et sont parfois agaçants. Après leur accident, ils ne travaillent plus et ils essaient (ensemble) de gagner leur vie avec des escroqueries mineures. Cependant, la représentation ne cherche pas non plus à diaboliser ces personnages, ou les personnes déficientes en général. En effet, le comportement des deux hommes est critiqué par le conducteur de motocross électrique (non-déficient), qui les insulte (en anglais) et les jette - avec leurs fauteuils - dans l’herbe : « It’s people like you who give people in wheelchairs a bad name. Stupid idiots, never again. Just cause my brother’s in a wheelchair… ». Les deux hommes éclatent de rire, apparemment amusés, et ne remettent pas en question leur comportement, ni la manière dont il peut affecter les autres.
Trois scènes tentent de retranscrire le vécu des personnages déficients, tant sur le plan émotionnel que physique, afin d’offrir un aperçu du bouleversement causé par la perte d’une fonction motrice, en l’occurence les jambes. Dans l’ensemble, cependant, l’intrigue principale - c’est à dire la compensation financière que les deux hommes veulent obtenir - prend le pas sur leur ressenti vis-à-vis de leur déficience et leur acclimatation à la « perte » de leurs jambes. Dans une de ces scènes, l’homme d’affaires coupe ses ongles de pieds brusquement, sans faire attention, jusqu’à la chaire, mutilant ainsi ses pieds. L’absence de réaction de sa part indique au public, sans qu’il soit nécessaire de recourir au langage, que le personnage n’a plus de sensation dans ses pieds, donnant ainsi un aperçu de son vécu sensoriel. Cette scène ne sensibilise cependant pas à l’existence du paraplégique, dû à la nature repoussante de l’acte d’automutilation, et le message est donc moins percutant, éclipsé par les sentiments d’effroi que ces images provoquent.
La deuxième scène nous paraît plus aboutie quant à la volonté d'essayer de transcrire le ressenti des personnages déficients, et évoque le sentiment de perte et le traumatisme d’être mutilé lors d’un accident, sans pour autant rendre ces propos explicites par le biais du dialogue. Les hommes pleurent silencieusement, côte à côte dans leur lit d’hôtel, ce qui les humanise et établit un contraste avec les scènes précédentes qui se fondaient sur leur haine mutuelle. En outre, le film indique en filigrane l’enjeu d’une telle perte de mobilité, surtout pour l’ouvrier agricole qui vit de la culture de la terre, mais aussi pour l’homme d’affaires qui (avant d’être renvoyé) dépendait de sa voiture pour se rendre à son travail depuis sa maison située dans la campagne.
Ces scènes donnent un aperçu des difficultés, autant morales que physiques, liées au fait d’être paraplégique, mais apportent également de la nuance quant à la représentation de cette déficience, la caractérisant comme un état d’être aussi intense et « vivant » (sinon plus), d’un point de vue sensoriel, que l’existence des non-déficients. Aussi, en juxtaposant les expériences et le vécu de deux personnages qui se haïssent et qui ont des points de vue opposés sur leur situation, le film ne fait pas de la déficience une expérience homogène ou uniforme, mais indique au contraire que chaque situation a des caractéristiques qui lui sont propres. Le film prend ainsi en compte la diversité des points de vue et des vécus chez les personnes paraplégiques.
Le public suit les deux personnages dans leur quête d’une compensation financière de la part d’Aaltra, du moment de l’accident, au début du film, jusqu'à la fin lorsqu’ils arrivent à l’entrepôt. Cela permet au public d’assister à la manière dont les personnages s’habituent à vivre avec leur déficience, et plus spécifiquement comment ils apprennent à se déplacer en chaise roulante. Aaltra n’offre pas une vision défaitiste de la déficience, se focalisant plus sur l’indépendance des personnages, les moments de divertissement qu’ils vivent, et leur force physique respective. La force et l’indépendance de l’homme d'affaires sont ainsi soulignées, comme lorsqu'il rampe par terre et se hisse sur sa moto à la force de ses bras. De plus, nous les voyons manipuler avec force et aise leurs fauteuils. Dans une scène marquante, l’ouvrier agricole dévale à toute vitesse un chemin près de l’autoroute en fauteuil roulant. Cette scène illustre sa détermination et son intrépidité, traits de caractère qui valorisent ses capacités physiques et son indépendance. Plus globalement, la scène dépeint le déplacement en fauteuil roulant comme aussi pratique que divertissant que d’autres formes de transport habituellement moins accessibles aux personnes à mobilité réduite. Les personnages ne sont donc pas représentés comme ‘faibles’ ou ‘limités’ par leur déficience, mai plutôt comme étant obstinés, physiquement forts et passionnés.
Le film souligne l’importance de l'existence d’une infrastructure et d’une assistance adaptées aux besoins spécifiques des personnes se déplaçant en fauteuil roulant/motorisé (à mobilité réduite). Dans un extrait, l'ouvrier et l’homme d’affaires attendent le train, assis l'un à côté de l’autre. L’homme d’affaires est soutenu dans les airs par un télésiège spécialisé pour aider les personnes en fauteuil roulant à monter et à descendre plus facilement du train. L’inclusion d’un tel mécanisme à l’écran réaffirme ainsi l’importance d’infrastructures et de services adaptés pour les personnes paraplégiques.
Aaltra prend aussi soin de représenter les spécificités du déplacement en fauteuil motorisé. Lorsque le fauteuil de l’homme d’affaires n’a plus de batterie par exemple, il le recharge chez la famille allemande qui les héberge. Cela montre au public que le fauteuil peut être rechargé facilement, sans l’aide de matériel spécialisé, et la scène réitère ainsi l’importance d’infrastructures adaptées. Lorsque les deux hommes (qui se sont endormis) sont abandonnés par la famille allemande sur une plage à marée haute, ils se retrouvent pris au piège : leurs chaises n’ont pas les aménagements nécessaires pour rouler dans le sable, et ils ne peuvent pas ramper par terre, risquant sinon de se noyer. Bien qu’ils soient en parti responsables de leur sort - ayant exploité la bienveillance de la famille allemande - le film souligne la négligence et le danger de cet acte, car le niveau de l'eau monte jusqu’à leur cou et menace de les engloutir. Ils sont sauvés par des plagistes, et il est clair que, sans l’aide de ces individus, les deux hommes se seraient noyés, leurs chaises étant trop lourdes pour flotter. La situation dans laquelle ils se trouvent renvoie plus largement au manque d’infrastructures adaptées pour les personnes paraplégiques dans des lieux de loisirs, limitant ainsi la participation de cette tranche démographique.
Finalement, Aaltra dénonce le comportement des personnages secondaires qui maltraitent le duo. À cet égard, le film représente la société comme étant inadaptée aux besoins des personnes paraplégiques, et non l’inverse. Un personnage secondaire antagoniste réduit les deux hommes à leur déficience. Dans une scène du film, le duo assiste au rallye de motocross, et l’homme d’affaires a un désaccord verbal avec un homme qui s'agenouille pour se retrouver face à face avec l’homme d’affaires, place sa main sur le dos de son fauteuil de sorte qu’il le domine, et lui dit d’un ton menaçant : « On va aller à la cantine, parc’que nous on peut aller à la cantine, aller r’venir autant qu’on veut. Hmm, que j’ai bon mes jambes [sic]. Abruti ! ». La scène présente ainsi ce personnage comme étant excessivement agressif et insultant, du fait qu’il fasse des commentaires insultants et capacitistes, véhiculant ainsi l’image d’une société normative et inadaptée aux personnes paraplégiques, et non l'inverse.